Les collègues les plus fêtards ne manquent jamais à l’appel
les collègues les plus seuls non plus
les fêtards peuvent être seuls
mais ils le cachent mieux
il y a parfois des collègues qui arrivent
dix minutes avant la fin de la distribution
juste pour la soirée qui se poursuit ensuite au bar
ce sont toujours les mêmes
et puis il y a les collègues qui arrivent en tenue de soirée
on se croirait à un défilé de mode
je me dis qu’il est bien que chacun ait ses propres raisons d’être là
et que celles-ci restent secrètes
c’est prodigieux, les secrets, quand ils sont bien gardés
nous voilà donc réunis autour d’une bière
à faire le bilan de la soirée qui vient de s’écouler
que le lait était avarié
mais qu’il a été servi quand même
que peu de personnes ont voulu des mandarines
et qu’il faut le dire à la cuisine
pour éviter qu’elles ne soient jetées la prochaine fois
que finalement, la jeune maman a trouvé un endroit où dormir la nuit
que Georges n’a dit Jolie Colombe qu’à trois filles
que nous sommes ravis d’avoir échappé à la pluie
et que la soupe de poireaux n’était pas si mal
je réalise que maintenant ma peine d’amour
trouve une nouvelle place dans la perspective des choses
une place un peu plus basse dans la pyramide
et que le monde est bien plus vaste
et qu’en fin de compte, il est possible de se nourrir de silence

 

Je termine pas mon verre et pars

 

Une régurgitation sur le sol
piétiné par ton pas frénétique
qui s’approche à toute vitesse
à la rangée des ventres vides et des rêves brisés
As-tu mangé aujourd’hui, François ?
Le ventre plein ?
Et le cœur ?
Comment va le cœur ?
Est-il au bon endroit ?
Fait-il assez chaud la nuit dans le métro ?
Cela t’est-il déjà arrivé de te réveiller avec un rat dans ton sac de couchage ?
Cela ne t’a-t-il pas rappelé les guilis que ta mère ne te fait plus depuis plus de trente ans ?
On te répète :
on ne caresse pas
on n’embrasse pas
on n’emmène pas aux fêtes
on n’héberge pas
on n’invite pas aux dîners
on est navrés, François
ta déception
dans ton œil humide
ta déception silencieuse déchire nos défenses
dans une vie où tu as toujours couru
après ceux qui ne pouvaient jamais rien te donner
et plus tu courais après eux plus ils te fuyaient

tu courais courais courais courais courais courais courais courais courais courais courais courais courais courais courais courais courais courais courais courais courais courais courais courais courais courais courais courais courais courais courais courais courais courais courais courais courais courais courais courais courais courais courais courais courais courais courais courais courais courais courais tu les é t o u f f a i s

dans une vie où tu t’es habitué au rejet
où il te semblait normal de donner sans recevoir
où se vider était la seule solution pour ne pas rester seul
tu as fini par te fatiguer, croyant ne pas compter vraiment
et ainsi tu as continué à courir après les mauvaises personnes
maintenant nos micro-abandons
nous te faisons croire pour la énième fois qu’il en est ainsi :
que tu es condamné à cette mort au compte-gouttes
mais en réalité ce n’est pas le cas
on peut donc dire “désolés »
et toi, pardonne encore mille fois

Valentina Casadei

Valentina Casadei

Après une licence en histoire du cinéma et un master en filmmaking, Valentina Casadei réalise le court-métrage “End of September” (Italie, 2020), nommé au meilleur scénario au Festival International du Film d’Odense. Elle développe actuellement son premier long-métrage, “L’Enfant Seul”, initié à l'Atelier Scénario de la Fémis, et prépare des nouveaux courts-métrages entre l'Italie et la France, dont “Ronde Nocturne” qui a reçu le soutien de la Ville de Paris. Ses histoires traitent des liens familiaux et de la marginalité. Elle a publié trois recueils de poésie. www.valentinacasadei.com

    Voir tous ses articles

    Laisser un Commentaire

    Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.