En 2019, Laure-Anne Fillias-Bensussan a publié un recueil de poèmes accompagnés de dessins de Caroline Roux. C’est à la Petite Porte des éditions Gros Textes. Il a pour titre ChAirs de temps (oui, avec majuscule après le h). Après l’avoir lu, j’en ai tiré quelques citations sur lesquelles je lui ai demandé de brefs commentaires afin de les prolonger, de les amplifier un peu, et qui aboutissent à des textes qui, tout en faisant contrepoint au recueil, disposent d’une autonomie.
Ces citations (et leurs commentaires), vous le verrez, ont une vertu apéritive : elles ne remplacent pas ChAirs de temps, elles donnent envie d’y mordre de plus près et plus entièrement.
Pierre Hélène-Scande
Variation 1
« Parfois on croit prêter l’oreille mais on la donne. » (p.8)
Être attentif : se renoncer, faire en soi de la place… et puis vous voyez bien que, parfois, en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, un peu de l’autre ou beaucoup plus est en vous pour toujours…Pourquoi Van Gogh s’est-il coupé une oreille ? Qu’a-t-il écouté, qui l’a empli, séparé en deux, en plus, en trop ? S’il l’a offerte à une prostituée, qui, la pauvre, n’en demandait sans doute pas tant, je ne crois pas que c’était seulement une dédicace tauromachique tristement ironique ; plutôt une façon, brutale parce que soudain privée de mots, de se donner, de se laisser blesser par l’altérité, bref d’aimer, car aimer c’est écouter et entendre, déposer l’autre dans sa chair. Cet artiste qui a su écrire à son frère aimé des lettres si belles et si précises pour parler de sa quête à lui, a soudain abdiqué les mots, leur maîtrise sur l’autre, pour faire en lui plus de place, avec la sanglante violence qu’il a pu ressentir aux paroles d’autres humains ou à la violence qui leur était faite.
Variation 2
« Ils s’absentent les mutilés de leurs absents. » (p.12)
Le deuil parfois évide l’être par en dedans, alors comment être au monde, réhabiter son fantôme, considérer tous ses autres deuils ? En laissant place aux autres souffrants, dirions-nous ; mais pour certains, à certains moments, cela dépasse les forces.
Dans certains tableaux d’Edvard Munch, dans certains films de Bergman, et dans la vraie vie si souvent, on croise ces mutilés par des amours perdues, des enfants perdus, des mères mal aimantes, des pères eux-mêmes fantômes et carapaces, ou encore évidés puis farcis par des bourrages de crânes terribles ou anodins, par des dieux qui ne sont personne et n’aiment personne, mais leur offrent de solides et confortables cuirasses où tout leur vide désolé peut s’abriter de plus de chagrin ; restent la télé, les images, le sport obsessionnel, les combats prêts à l’emploi quand il reste un peu d’énergie, mais toujours, dedans, tant de place gâchée où l’autre n’a jamais sa vraie place, ne peut déposer ni ses mots ni ses dons qu’on appelait il n’y a pas si longtemps des présents.
Variation 3
« Le temps s’arrache tout vif au temps » (p.16)
Par exemple, le Temps perdu , le Temps retrouvé, Proust. Et la manière dont ils densifient le présent, le pénètrent d’ombres et de lumière, blessure de la perte et plénitude de son assomption.
Ou bien, plus terre à terre, plus humble : une rose vous redonne le parfum et la joie de toutes ces fleurs, cueillies pour vous par un enfant encore chancelant sur ses jambes, envoyées par la poste par des enfants plus grands et plus loin, ou tendues maladroitement par un homme comme un bidon de lessive, ou offertes au marché par un fleuriste sans doute saisi par votre jeunesse, ou au restaurant par un ami cher qui sait que, sans doute, aucun autre homme plus proche ne vous en offrira plus ; tout cela est ensemble vivant, doux et poignant à la mémoire, en tous cas dérobé à la perte, stèle aux dédicataires, à la joie présente qui se charge des autres et en palpite encore, pleine de sang.
Dans le poème d’où ce verset est extrait, il est question d’un très vieux souvenir, qui l’était déjà, mais beaucoup moins lors de l’écriture de sa première version. Dans cette traversée d’un bout de Sinaï égyptien en voiture, nous avions croisé fort peu d’humains, et ils ont été signes, offrandes du temps.
Ainsi, il y eut soudain cette femme aux pieds scellés ensemble par du fer et entourée de voiles lourds, marchant à pied et tenant le licol d’un dromadaire monté par un homme au port orgueilleux, son homme, comme on dit ; cette vision ne m’a jamais quittée. Elle est entièrement là, avec la colère stupéfaite de cet instant si vite envolé que je me suis crue bernée par mes yeux et le désert.
Il se pourrait que ce trio ne soit plus que poudre dans le sable ; mais il reste en moi comme emblème de la soumission à la force, de toute servitude souvent volontaire dans une culture donnée ; elle tient ma révolte vive contre ce que les cultures construisent de domination pour maintenir un équilibre rassurant pour tous, au moins un temps, chacun dût-il au fond le payer de l’ankylose grimaçante d’un éternel marcheur à cloche-pied.
Variation 4
« C’est un jeune dieu couronné de vigne. » (p.19)
C’est cette part en nous qui toujours est jeune, aime le vin et la vie, la nôtre et celle des autres, rit et se rit de la mort en la regardant dans les yeux…ce jeune dieu nous tient et danse avec nous…
Cher Caravage. Ce poème sur son Bacchus je l’ai écrit une première fois il y a très longtemps, bien avant la récente remise en lumière de ce grand peintre, en fait lui-même sculpteur de la lumière dans la matière et les corps. Il est question de ma rencontre avec sa peinture en général, et ce Bacchus en particulier, qui n’est sans doute pas son chef-d’œuvre ni même mon tableau préféré parmi les siens ; mais il mérite tellement mieux et envoie tellement plus loin que l’exercice élégant de l’allégorie hédoniste: il est à la fois une nature morte et un éloge de la chair comme simple matière, comme mets savoureux : le modèle n’est pas rendu comme un spirituel, ni comme l’ardent Dionysos de Nietzsche, car le visage a quelque chose d’épais, de nonchalant, de retombant. C’est un humble mis sur un trône pour la pose, et de cette manière, c’est une mise en scène assumée de la peinture comme jouissance et puissance; c’est aussi une stèle à la beauté de la vie dans la sève éphémère de la jeunesse, à l’urgence de l’admirer et d’oindre de tendresse l’humaine fragilité, qu’on tente d’exalter dans cette revue, et à la pertinence de la sensualité qui l’accompagne, les soies du pinceau comme intermédiaire ; l’anonyme giovanotto devient divin, les fruits et le vin siègent comme des soleils affamés surgis de l’ombre et de la nuit.
Variation 5
« Goutte de printemps qui danse. » (p.39)
Essayez l’amande fraîche, faites juter sa peau d’avant le cœur, c’est âpre et vert, du jus de joie, en quelque sorte…
Le poème Hôtel du printemps est dédié à mon père et aux tendresses joyeuses de l’enfance en famille, transmuées en vitalité et en construction d’une âme et d’une intériorité , d’une attention au présent et aux présents, dont parfois seule est capable de rendre compte une peinture religieuse très ancienne, comme la Conversation sacrée de Bellini dans l’église San Zaccaria de Venise, où les anges jouent de la mandoline, et où les liens de l’âme se disent dans le silence ou indépendamment des paroles proférées, par delà la dimension strictement religieuse du tableau. Il y a une qualité d’amour et de joie de l’amour qui construisent dans l’être une force vitale et l’envie de la partager, de grandir auprès de l’autre, une connexion au réel qui lui donne toute sa plénitude et construit de la reconnaissance, mieux, de la grâce ; et quelle que soit l’histoire de chacun – et comment ignorer les tragédies minuscules ou incommensurables de presque toutes les histoires d’enfance ? – , toujours des éclats de lumière peuvent s’en extraire, qui doivent être transmis et partagés. Oui aujourd’hui est hiver, et la beauté cotonneuse du froid humide et les plus jamais peuvent nous engoncer dans la doublure de nos manteaux, mais le printemps danse dessous et réchauffe, en qui a reçu une fois au moins le don de ce printemps, l’autorisation d’accéder à ses fruits, couleurs, saveurs, textures, odeurs, mémoires pour tenir droit au présent, accepter d’être un tant soit peu au futur.
Variation 6
« …eau trop froide qui sonne sur les dents comme un réveille-matin… » (p.41)
N’avez-vous jamais eu cette impression, une volée de cloches au goût de menthe forte, en buvant un verre d’eau glacée par grande chaleur ? Un ébranlement douloureux des neurocapteurs, et puis… ressusciter !
Car il y a des grandes secousses qui commencent par nous électrocuter, se faisant chemin avec brusquerie dans notre corps et notre âme, comme l’eau trop glacée sur les dents sensibles ; puis elles réveillent, ou même éveillent, nous envoient dans le tonus d’une sorte de colère qui n’en veut à personne, mais s’en prend à la routine, aux évidences, à la nonchalance, à l’àquoibonisme, et ainsi nous remet au monde. Que ces chocs électriques qui frappent notre sensibilité, notre affectivité, soient violents au point d’altérer le rythme de notre cœur, ou que ce soient de minuscules et agaçants coups d’aiguilles d’un corps trop réceptif aux riens du quotidien, ne croyons pas qu’ils ne sont que douleur. Je vomirai le tiède, dit Jean, l’aède de Patmos, qui dévoilait le monde à sa façon sans s’embarrasser de nuances. Notre sang est tiède, ainsi survivons-nous, mais il se sait vivant par les coups de froid, les coups de chaud. La sensibilité, la porosité à l’autre et au monde parfois se paient de pleurs désespérés, mais souvent nous redressent la nuque et les reins s’ils ploient, nous tenant si près des douleurs et joies des autres dont ils prennent leur part ; les accepter sans les inhiber ou s’en protéger à tout prix : elles donnent accès à des portes et fenêtres dérobées vers un bout de soi à venir, et des bouts du monde à voir naître.
Variation 7
« Comme dans un vieux film japonais, le temps devenu matière lumineuse s’infiltre entre les stores… » (p.49)
Faisceaux de lumière dans la pénombre de résistance aux heures chaudes, autrefois, et toujours. L’Extrême-Est sait comment ombre et lumière noires et blanches vont à l’essentiel de ce que l’instant fait apparaître dans un espace. A l’encontre de l’asepsie des climatiseurs.
Il n’y a pas si longtemps que la physique a eu l’intuition que la lumière avait des accointances avec le temps, mais il me semble que bien des œuvres d’art visuel l’ont eue bien avant. La lumière dans ces œuvres le met en suspension, en points de suspension, insère dans le nôtre tantôt une nuit fumeuse de Rembrandt, tantôt le reflet d’un cristal plein de vin sur un fruit depuis si longtemps consommé dans tant de natures mortes mais que nous désirons encore, une fin d’après-midi anglaise chez Constable, jusqu’à l’ampoule de Guernica, jusqu’aux étés si éclatants où nous n’étions pas nés mais que Matisse nous offre pour toujours.
Dans le dessin de Caroline Roux pour ce poème d’Être l’été, le noir et le blanc, au plus simple du contraste, et du croisement des lignes au léger tremblé, micro ondes, oserais-je dire, la pénombre de la sieste caniculaire surgit et s’installe en nous, autour de sa récolte potagère, dans sa vérité précieuse de presque rien, et si bien distincte de celle de la nuit d’été : même à des années-lumière de cette campagne provençale, le soleil cognera aux stores pour que, même assoupis, nous ne perdions pas la notion du temps à faire nôtre .
Cette plongée dans l’arrière plan de genèse du verset fait voir l’alchimie poétique à l’oeuvre : comment tout un univers d’images, sensations, sentiments, se concentre en quelques mots longuement infusés dans le temps. Et fait voir aussi la liberté du mot une fois posé : tous ces versets m’évoquent à moi, évoqueront à d’autres, d’autres images, souvenirs, sensations. Par exemple la sensation d’eau trop froide, je l’ai souvent goûtée sur les pieds, dans les bains de mer hors saison : oui « chemin dans le corps de notre âme », gratitude infinie à être un corps vivant.
Merci pour ce partage, Laure-Anne
Et merci à P.H.S de nous offrir ce bouquet de variations très jazzistiques, libres et spontanées sur une phrase. Offrant d’ abord un accès à un autre imaginaire, tant il est vrai que le texte échappe à son créateur. Ouvrant un champ de possibles au lecteur…
Ainsi aurai-je pensé à Van Gogh se tranchant l’oreille, ou à un délicat coquillage, ou à une macabre trouvaille dans le Blue velvet Lynchien?
La lumière dans un film noir et blanc qu’ il soit japonais ou « noir » américain nous fait partir ailleurs et en tout cas très loin de l’ azur estival brutal méditerranéen …
« Les grands voyages n’ existent plus, le voyage est en nous … »
Il est bien doux d’être lue avec l’intelligence et le coeur… Chaque retour ouvre de nouvelles portes, agrandit le palais intérieur.
Oui la langue est notre bien commun, à la fois terre à partager et terre à labourer, et les fruits devraient toujours pouvoir en être à tous!
Voir commentaires plus bas (ma maladresse avec les flèches de réponse !).
Relire ces textes dans un autre contexte que le livret édité est un rafraîchissement bien doux .
Merci ! En fait, ces petites variations ont leur autonomie, indépendamment de l’extrait qu’elles commentent, et c’est aussi une invitation à tout lecteur de faire les siennes, de mettre sa sauce dans ma modeste cuisine.
Oui, ce sont des produits dérivés, si j’ose dire.
Du prêt à porter, en quelque sorte!
A emporter en promenade, et à lire sur son téléphone, lors d’une pause (si bien sûr on capte le satellite)…
« Parfois on croit prêter l’oreille mais on la donne. »
Parfois on croit donner son oreille mais c’est son œil
Parfois on croit donner son œil mais c’est son orteil
Parfois on croit donner son orteil mais c’est un « hau »
C’est l’esprit de l’oreille qui est dans l’œil des mots
« Ils s’absentent les mutilés de leurs absents. »
Ils s’absentent les absents de leur présence
Elles se vident de leur vuidité
un mot absent des dictionnaires
Elles s’égarent comme « cette façon qu’a la vie
de ne pas finir les phrases »*
Et de céder littéralement
et dans tous les sens
l’initiative aux maux
*Claude Roy
« Le temps s’arrache tout vif au temps »
Le temps où le vif enterre le mort
Le temps du blason de Clément
La mort n’y mord
Le temps baroque de la basse continue
Flux et reflux du vieil océan
Qui dans l’Iliade
« est la naissance de toutes choses ».
« Goutte de printemps qui danse. »
Goutte des calligraphes
« l’œil attrayant l’œil arresté »
de Mellin de Saint-Gelais
œil qui s’oublie et s’enroule
comme un vase rond
une toupie sur la barque
du printemps qui danse
« Être attentif : se renoncer, faire en soi de la place…
Le deuil parfois évide l’être par en dedans
Femme aux pieds scellés ensemble par du fer et entourée de voiles lourds
À la fois une nature morte et un éloge de la chair comme mets savoureux
Essayez l’amande fraîche faites juter sa peau c’est âpre et vert »
Vos phrases butinées…et ma gratitude
Je ne sais chère Laure-Anne Fillias-Bensussan
Si vous apprécierez ces variations d’un soir
Mais j’ai essayé à ma manière à partir de vos chemins
J’ai bifurqué et marché innocemment
Oubliant le plus possible mon pronom personnel
Dans ce temps suspendu des poèmes
Qui en effet nous est si chAir
Assurément, Jean-Jacques Dorio, je suis très contente et touchée de ce petit bout de chemin si personnel que vous avez pris le temps de faire avec mes mots et autour d’eux, oui c’est ce que l’écriture, quelle qu’elle soit, où toujours la poésie devrait pouvoir se nicher, désire vivre et construire : le partage en vérité et sans minauderie d’un surcroît fraternel d’humanité.
Grand merci à vous, donc, et peut-être à vous lire dans la revue ailleurs que dans les commentaires….
Merci beaucoup pour votre réception Vous dites très bien ce que je pense aussi de la nécessité « sans minauderie » de l’échange. En me promenant sur le site « Fragile », j’ai tout de suite été attiré par vos phrases, me permettant, ces quelques variations. Et, puisque vous le suggérez, si vous voulez me lire ailleurs, il suffit de faire un petit clic sur mon nom. Bonne soirée et à bientôt peut-être pour d’autres échanges.
Merci beaucoup et à suivre… j’ai cliqué sur le lien de votre nom mais ça n’a pas marché… la maintenance de site du week-end peut-être…mais j’ai suivi vos échanges avec AB.
« Parfois on croit prêter l’oreille mais on la donne » L-A F-B
Quand Vincent la veille de Noël 1888 se coupe non l’oreille mais le lobe (côté droit) on l’enferme en état de surexcitation dans une cellule de l’hôtel-Dieu d’Arles Puis c’est le retour progressif au calme entouré de ses êtres chers : son frère Théo, le docteur Rey, le pasteur Salles, le facteur Roulin et son épouse. « Écoutez, leur dit-il, laissez-moi tranquillement continuer mon travail ; si c’est celui d’un fou, ma foi tant pis. Je n’y peux rien alors. «
Ecoutez, leur demande-t-il !
C’est à dire, ouvrez les yeux sur ma peinture. Elle n’est pas que pour les yeux. Elle dit mistral sur la ville, craquements des pieds sur les blés, clapotis nocturnes du Rhône, écho des pas dans d’une ombre dans la touffeur des murs, cantique des étoiles…