1
Je séjournais à Rome. Seule. On suffoquait entre les collines, on suffoquait parmi les ruines, dans les églises et sur les berges du Tibre, on suffoquait partout. Bras et jambes plombaient les corps, chaque effort coûtait. Les visages, les torses, les dos ruisselaient dans une lumière qui irradiait sa blancheur et blessait les yeux.
La ville était belle.
Galerie Doria Pamphilj, salle Aldobrandini. Je venais d’entrer, je m’étais postée devant les peintures de Caravage. L’artiste me hantait, son œuvre comblait ma solitude sans recours. Je me tenais là, devant le Repos pendant la Fuite en Égypte : c’était pour lui que j’étais venue à Rome.
En vérité, c’était pour vous, mais je l’ignorais.
Arrivée à la gare de Termini ce matin, par le Palatino. Ma tête résonnait du heurt monotone et cadencé des roues sur les rails. Le train filait dans la nuit. C’était une nuit d’Italie, elle m’empêchait de dormir. Vous non plus vous ne dormiez pas, car il y avait Rome, au bout. Le train filait dans la nuit italienne, je ne vous connaissais pas, ne pensais pas à vous, pas encore, le jour s’est levé quelque part en Toscane, un jour plutôt gris, un peu frais, où les étoiles et les rêves vous signifient leur congé. Des bancs de brume dansaient çà et là au fond des vallons, et je ne pensais pas à vous, je pensais à Rome. À Caravage, aussi.
Joseph venait de s’asseoir devant moi, fourbu, frottant ses pieds l’un contre l’autre d’avoir trop marché dans la pierraille, ses regards fixant l’ange sans trop le voir, pour se perdre au-delà de cette musique dont il tenait la partition. Marie et son enfant, peut-être harassés à cause de la chaleur qui régnait à Rome en cette fin d’été, se serraient tendrement dans un sommeil d’une douceur sans nuage. Entre les feuillages et le front de Joseph, l’œil de l’âne m’émouvait à force d’humanité : il me semblait que c’était lui que la crucifixion attendait au bout du chemin. Nous étions le sept septembre.
À ce moment j’ai entendu une voix derrière moi, par-dessus mon épaule.
Une voix qui me disait : Avez-vous noté la corde de rechange qui s’entortille sous le manche de la viole ? Savez-vous que le morceau interprété par l’ange est un motet de Noël Baudewijn ?
Je me demandais qui était ce cuistre dont la pédanterie interrompait ma songerie caravagesque.
C’était vous.
C’était vous, et je vous ai répondu que je ne savais pas jouer de la viole, ni ne connaissais ce Baudewijn. Comme si vous n’aviez pas entendu ma réponse, vous vous êtes approché de la toile, votre main a dessiné une arabesque en l’air qui reprenait, à deux centimètres du tableau, la zébrure de cette corde de rechange, en travers de la partition. Je suis certaine que vous l’avez fait exprès : aussitôt, l’alarme s’est déclenchée et vous avez ri lorsque, dans un italien parfait, vous vous êtes excusé de votre maladresse auprès de la gardienne qui accourait.
Était-ce votre voix ?… Ma contrariété a été vite oubliée, et j’ai écouté vos explications sans bouger, avec l’attention d’une collégienne un peu intimidée.
Vous parliez de cette peinture avec une aisance qui me stupéfiait. À croire que vous vous y promeniez. À croire que vous aviez assisté à sa gestation, puis à sa réalisation, et que Caravage était l’une de vos connaissances. Un ami. À vous écouter j’ai songé qu’il devait probablement l’être ; que vous aviez pris le train avec lui. C’est pourquoi je vous ai demandé :
‒ Vous aussi avez fui en Égypte ?
Avec gravité vous m’avez répondu oui. Et vous avez précisé : en passant par ce tableau. Puis brusquement, vous vous êtes arrêté. Je vous ai regardé et alors, quelque chose a griffé ma mémoire. Je vous ai apostrophé :
‒ C’était donc vous, dans le Palatino ?
Vous avez hoché la tête.
‒ C’était moi. J’y suis monté hier à 19 heures 10, gare de Lyon, comme vous, pour arriver à Rome en gare de Termini ce matin, à 9 heures 55.
Ainsi c’était vous. Je me rappelais. Cet homme, dans le couloir. Appuyé contre la vitre, vous regardiez défiler un paysage sans nom, qui n’existait pas, sinon peut-être dans votre passé. Je m’étais levée pour aller aux toilettes ; au retour, en regagnant ma place, mon regard a croisé le vôtre. J’avais noté cette singulière façon que vous aviez de le poser : sur la campagne toscane, dans le demi-jour brumeux, puis sur la campagne romaine, après Orvieto, comme sur les gens qui passaient dans le couloir et vous frôlaient bien que vous vous plaquiez contre la paroi pour ne pas les gêner. Des regards sans aménité, à croire que le monde entier vous agaçait, ou n’en valait pas la peine, sauf lorsque vos yeux ont croisé les miens.
Tandis que vous m’expliquiez Caravage, vous bougiez sans cesse. Le motet de Noël Baudewijn. La fiasque, à gauche. Le paysage d’automne, derrière la Vierge. Marie elle-même, à la chevelure rousse, comme la Madeleine. C’était drôle.
Soudain vous vous êtes immobilisé puis d’un ton neutre avez commenté : Il n’y a personne. Comme je ne saisissais pas, vous avez précisé :
‒ Il n’y a personne au-delà de ce tableau. Personne, au musée. Il fait dehors une chaleur d’enfer et néanmoins les gens ne viennent pas ici, où il fait si bon… Où sont-ils, alors ?
‒ À la plage !
En même temps que j’énonçais cette vérité, mon regard s’est porté machinalement vers votre tempe gauche, où perlaient quelques gouttes de sueur. Vous vous en êtes aperçu, les avez essuyées d’un bref revers de manche.
‒ Ah ! Cela vous amuse ! Je vitupère contre les gens qui préfèrent la fournaise au musée alors que moi-même j’y transpire, malgré la climatisation !
J’ai ri. Soudain Caravage et Joseph me paraissaient loin, très loin…
Sans hâte, nous nous sommes dirigés vers la sortie. Contrairement à mon habitude, je n’ai fait le crochet ni par les toilettes, ni par la librairie.
2
Sur le Corso, la chaleur nous a assommés. Comme toutes les artères de la ville, l’avenue s’engourdissait. Tout donnait l’impression de fonctionner au ralenti. Les quelques touristes, des Français s’il fallait en croire le dicton, rasaient les murs d’une ombre à l’autre, s’épongeant le front, clignant des yeux, traînant les pieds. Même les conversations languissaient. Rome se liquéfiait.
Le ciel, au-dessus des toits, blanchissait.
Je m’étais établi un programme pour la journée et maintenant que je vous avais rencontré, je ne savais plus qu’en faire. Dans sa conformité touristique il me paraissait à présent ridicule et sa platitude m’irritait. Lorsque je suis contrariée je deviens vite de méchante humeur, ce qui ouvre grand les portes à l’injustice : j’avais envie de vous prier de foutre le camp. Mais à ce moment, je vous ai entendu me dire et votre voix si particulière se laissait haler par le vrombissement d’une Vespa qui passait :
‒ Je vous importune : vous préféreriez sans doute que je déguerpisse ?
Et j’ai répondu, d’un ton trop précipité :
‒ Non, non, surtout pas !
J’avais bien aimé ce mot : déguerpir. Moi, j’avais pensé : foutre le camp. Vous teniez tout entier dans ce mot. Je vous l’ai dit et vous avez souri. Vous aviez un sourire charmant.
Nous cheminions par les ruelles du Champ de Mars. Beaucoup de boutiques avaient baissé rideau pour cause de sieste, ou de vide. Je déambulais dans un songe, environnée d’un silence ouaté et rien autour de moi n’avait de solidité. L’unique réalité à quoi m’accrocher était vos propos, précis, méticuleux presque, comme si vous vous contentiez d’énoncer des faits, tous dûment prouvés. Car vous aimiez parler, raconter, tandis que moi je me paralysais, concentrée sur cette chaleur qui m’oppressait, et sur votre irruption dans ma vie, depuis ce train de nuit entre Paris et Rome, irruption qui pourtant n’avait guère plus de consistance que cette poussière née de la canicule.
Vous marchiez rarement à mes côtés : tantôt un peu devant, et je voyais la sueur coller votre chemise sur votre dos, cette tache sombre qui s’élargissait et vous rendait humain, presque fragile ; tantôt un peu derrière et alors me parvenait le chuintement de vos mocassins sur les pavés de Rome.
Nous passions devant le Teatro dei Satiri. Une suffocation m’a terrassée. Un tumulte en moi dont je ne maîtrisais pas les fureurs et les errements. S’y mêlaient des souvenirs de temps anciens où j’avais été malheureuse, d’autres plus anciens encore, où j’avais dû être heureuse. Je me voyais soudain assaillie par des forces trop puissantes qui, conjuguées, tournaient autour de Rome et de vous. Je me suis adossée à un mur, face au théâtre. Un mur romain : ocre brun, avec quelques tags en bas, et une vieille Fiat 500 garée devant.
Vous n’avez rien remarqué. Car à cet instant, votre attention a été attirée dans l’enfilade de la via di Grotta Pinta, par une femme à sa fenêtre en blouse et bigoudis, des pinces à la bouche, qui décrochait son linge. Vous me l’avez indiquée du menton en souriant. C’était tout vous : passer sans coup férir d’un motet de Noël Baudewijn à une mémé détachant son linge du fil. Nous nous sommes remis en marche et je me suis tue. Ce n’était pas un secret, plutôt une gêne.
Nous sommes arrivés Via Giulia. Vous avez levé le doigt :
‒ Je peux faire mon docte ?
J’ai ri.
Et vous m’avez raconté l’histoire de cette rue, son nom, sa rectitude, les palais et les églises qui la bordent. Un peu plus loin on entendait, étouffés par la chaleur, les grondements de la circulation, sur le Lungotevere. Par une échappée, on apercevait la saignée du Tibre flanquée d’arbres dont les feuilles roussissaient sous l’ardeur du soleil. Des parfums de fleurs que je ne localisais pas montaient jusqu’à nous et s’entachaient des odeurs recrachées par les pots d’échappement. Vous parliez, je vous écoutais et mon silence ne vous surprenait pas ‒ vous ignoriez combien je pouvais être bavarde moi aussi, lorsque je me tendais vers un but sans horizon. Or là, avec vous, dans Rome, une confiance mêlée d’un bien-être voisin de l’engourdissement, comme après un long effort, me tenait sous le charme. Brusquement, je vous ai interrompu :
‒ Vous savez quoi ? On se croirait dans le Repos pendant la Fuite en Égypte.
‒ Comment cela ?
‒ Eh-bien vous, moi, à Rome, via Giulia…
Avec gravité vous avez répondu :
‒ Mais nous sommes dans le Repos pendant la Fuite en Égypte.
© Maheut Bolard-Veyretout