volet 1

Volet 2

Eteindre le temps (1/2)

 

Je me trouvais en Espagne, aux couleurs d’or et de sang. De sang comme la pureté si longtemps revendiquée à travers les couchants enflammés, d’or comme le sable des arènes où s’échevèlent les taureaux, les hommes et les chevaux. En Espagne, quelque part entre Carthagène qui n’est pas des Indes, et Madrid aux trois mois d’enfer, disons du côté d’Albacete où tournent encore les voiles et le souvenir des moulins à vent.

Nous étions en 39, la guerre prenait l’eau de toutes parts. Les pilonnages de l’artillerie et de l’aviation se rapprochaient, au tempo de nos illusions qui s’éloignaient avec la régularité d’un métronome ne battant plus que dans le vide de la salle de répétition d’où tous les musiciens auraient fui vers des temps meilleurs. Il ne nous restait plus que quelques oripeaux de ce pays du côté où je me trouvais, Albacete et les ailes des moulins à vent contre lesquels il est bon, quelquefois, de rompre une lance, tout le reste du territoire étant tombé sans mérite quoique avec hargne et haine, aux mains plus puissantes mais moins calleuses de nos ennemis, ce salmigondis d’hommes d’église, de noblesse, d’armes, d’affaires et de temps passés.

Plus haut et l’année précédente, dans cet Aragon qui de renommée nous était devenu enfer, j’avais rencontré Esperanza, y compris le paradis qu’elle portait avec elle, dans l’un de ces lieux peu probables où la guerre se confond avec le silence des tombeaux, avant de s’enterrer dans l’erreur ou dans l’oubli, rencontre due au hasard, ou à la Providence aurait corrigé Pedro Luis en baisant l’étui de velours de son scapulaire rouge et violet, non loin de cette ligne de front qui nous investissait peu à peu. Là-haut en Aragon, alors que j’aurais dû plier bagage avec ceux des Brigades Internationales pour retourner en France la mort dans l’âme et l’échec aux basques : pourtant, je ne sais pourquoi, contrevenant aux consignes, je m’étais déplacé dans le secteur de Teruel avec quelques journalistes américains, et certainement fallait-il y voir un signe du destin. Ou de la divine Providence, aurait rectifié Pedro Luis en se signant par trois fois. Car là m’attendait Esperanza. Tout ceci l’année précédente.

Parmi les défroques du territoire de l’Espagne presque éternelle, le front en cette année 1939 ressemblait à une vieille nippe, aux antipodes de ces vêtements alambiqués et somptueux qu’au service d’Encarnación Esperanza avait cousus pendant trois années pour les gourgandines et autres bourgeoises ou aristocrates exténuées de San Bartolomé de Los Caballeros, une nippe qui n’existait désormais que par ses lambeaux pendouillant tel un sexe meurtri ou impuissant. Des lambeaux lacérés, troués, déchiquetés, et par ces entailles, par ces échancrures, l’on pouvait voir des paysages comme des ravages où plus aucun signe de vie ne montait vers le ciel sinon des colonnes de fumée, l’on pouvait entendre des cris qui clamaient l’agonie d’un monde, de ses vanités, de ses utopies. Des entailles et des échancrures où l’on ne distinguait que des horizons bouchés où la pluie ne parvenait pas à s’infiltrer, où les étoiles ne brillaient plus, le soleil ne se levait plus. Les jours étaient comme les nuits, les nuits comme des désastres.

Après Teruel que les militaires issus du néant étaient parvenus à reprendre après en avoir été dépossédés, Teruel où moi, j’avais rencontré Esperanza pour la perdre ensuite de vue, elle et le paradis qui l’escortait, j’avais donc échoué du côté d’Albacete, au cœur de ces guenilles que plus personne n’osait appeler Espagne, parce qu’il n’y avait plus pour nous d’Espagne, en cette année 39, que le songe et le mensonge. Il restait peu à faire sinon attendre la fin, continuer de se battre pour la forme et pour la gloire, ce qui revenait à peu près au même. Comme dans toute attente, s’étiraient entre les moments d’actions de longues périodes de désœuvrement qu’il fallait meubler en évitant les bombes et la mitraille, et que je meublais en allant au bordel.

Ici, on oubliait la guerre parce que l’on se trouvait au milieu de nulle part, dans un no man’s land totalement dépourvu de sens comme de raison, mais qui offrait l’avantage de distiller l’opium de l’oubli à qui voulait bien y croire ‒ moi, j’y croyais, dur comme fer, car le temps, par caprice, cessait de s’y écouler, tandis que l’espace s’y refermait à la manière d’un cocon. J’ai dit : l’opium. Les oreilles pleines jusqu’à l’oppression du fracas des obus, du sifflement des balles et des explosifs, couverts de boue et de peur, les mains tremblantes encore, et les bras qu’elles prolongeaient sans trop y croire, les vêtements déchirés, les cheveux collés par la sueur, loin des armes, nous bourrions les fourneaux de nos pipes de la boule noirâtre et délectable, que nous allumions ensuite avec d’infinies précautions comme si de ce simple geste eut dépendu le sort de l’humanité assise comme d’habitude sur un volcan, avant de nous allonger de côté sur un matelas jeté à même le sol, et de nous livrer à ces rêveries sirupeuses ou cauchemardesques dont le premier mérite était de nous embarquer toutes voiles dehors à l’autre extrémité du monde, loin, bien loin du front.

La pièce commune du bordel, spacieuse, occupait l’ancienne salle de bal d’un palais mauresque aux destinées obscures dont nous nous souciions comme d’une guigne, et dont les grandes baies vitrées ouvraient, au-delà d’un bosquet de chênes verts et de micocouliers, sur un paysage aride écrasé de lumière, étouffant de chaleur, où ne respirait que le vent accouru de quelque sierra voisine, où tous nous rêvions de croiser enfin le fer avec nos chimères. Dans un coin, poussé contre un ficus en pot, un piano à queue noir un rien désaccordé épanchait, par la grâce d’un Noir originaire du quartier du Vieux Carré, dans La Nouvelle Orléans, ses fausses notes sur nos épuisements et nos mélancolies.

Les filles étaient belles, cela va de soi, elles étaient expertes, cela va sans dire. Un peu grassouillettes, un rien inconscientes et totalement insouciantes. Parmi elles, Esperanza, dont la beauté comme l’expérience surpassaient toutes les autres, cela coule de source.

Elle avait troqué son uniforme de guérillera que malgré sa haine de la soldatesque elle portait à Teruel avec une élégance un peu crâne, contre des vêtements hautement féminins d’un rare raffinement dans la subtile harmonie de couleurs et d’étoffes comme dans leur complexité, qu’elle avait cousu elle-même à partir de ses souvenirs de San Bartolomé de Los Caballeros et qui d’après ce qu’elle me confia, embarrassaient fort le client en donnant du fil à retordre à sa patience lorsqu’il voulait les défaire, surtout, ajoutait-elle avec un sourire de connivence, lorsqu’il s’agissait de délacer les cordons d’un corsage. Elle portait avec elle, accroché à son poignet par un ruban de soie, un minuscule métronome qu’elle avait dérobé dans le couloir en s’enfuyant du palais d’Encarnación et qui ne la quittait jamais, lequel métronome avait le don d’exaspérer William, le grand Noir américain du piano, et dont j’entends encore les battements, la nuit, martelant mes insomnies, battements que j’entendrai jusqu’à la fin des temps.

Ce fut là, dans ce lupanar d’Albacete, aux sons déglingués du piano à queue noir, au rythme lancinant du métronome, qu’Esperanza aux yeux de paradis me raconta toute son histoire, depuis la finca isolée perdue au milieu d’ailleurs, jusqu’au meurtre du neveu d’Encarnación, ce soldat de pacotille qui l’avait jadis violée dans cette même finca, et à sa fuite du palais de la vieille, à San Bartolomé.

Au claquement de la porte se refermant sur ces trois années passées à coudre au service de la tante de Pedro Luis, avaient répondu en écho, du côté de la sierra, les détonations sporadiques des fusils, dans lesquels pour l’heure Esperanza ne savait pas reconnaître les premières pétoires de ces gens que l’on ne nommait pas encore parce qu’ils sortaient on ne savait d’où et se battaient on ignorait pourquoi et pour qui, sinon l’enfer et ses démons. Plus tard, elle devait apprendre que ces détonations étaient celles des exécutions de camarades, c’est-à-dire les ouvriers des usines de banlieue, les journaliers des campagnes écrasées de soleil, de sécheresse, de vanité et de vent, les dames qui trimaient à longueur de journée dans des ateliers sans jour, les mendiants que l’on ne voyait jamais en ville et tous les gitans, plus une poignée de poètes auteurs de romanceros, que donc ces soldats des riches, de Dieu, de ses anges et de tous ses saints, à la solde de quelque caudillo d’opérette, fusillaient autant pour l’exemple que pour le plaisir. Elle n’y avait pas prêté attention, à cause des bourgeoises de la ville, des boutiquières, des dames très nobles assoupies au fond de leurs haciendas, qui, avec l’approche des festivités de la San Bartolomé, minaudaient et se pavanaient dans les rues, sous les arcades et dans leurs plus beaux atours comme si de rien n’était, comme si la guerre n’existait pas, et peut-être n’existait-elle pas vraiment encore, comme si chaque croisement, chaque placette, chaque micocoulier tendait un miroir à leur vanité, celle-ci ne s’avérant au bout du compte que l’ombre d’elles-mêmes.

Ainsi s’achevait l’histoire d’Esperanza, à moi narrée par elle, dans la nuit du bordel sillonnée tout près, c’est-à-dire au bout de l’espoir, par les tirs de barrage de l’artillerie et les détonations des obus.

J’ai quitté les lieux alors qu’une aube terne se levait sur le monde des hommes, à force déhanchements de brume qui suintaient la paresse et la lassitude, je me suis demandé s’il ne valait pas mieux que j’aille me coucher après la blancheur de la nuit et avant le retour au front. J’ai consulté ma montre, il était cinq heures trente-sept, et derrière moi, lointaines déjà, comme appartenant à un univers où je n’avais plus accès, me parvenaient, par les baies ouvertes de la salle de bal, deux notes, toujours les mêmes, que l’index fatigué de William appuyait tantôt sur une touche blanche, tantôt sur une touche noire. Au même instant, une énorme déflagration a retenti, dont le souffle m’a projeté au sol : vite je me suis relevé, me suis retourné, le palais mauresque devenu lupanar venait d’être rasé par l’explosion d’une bombe.

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Photo © Maheut Bolard-Veyretout

Laurent Bolard

Laurent Bolard

Historien de l'Art, historien, spécialiste de l'Italie des temps modernes (XVe-XVIIIe siècles). Auteur de quelques ouvrages (éditions Fayard, Les Belles Lettres et Hazan), ainsi que d'un nombre conséquent d'articles et de communications.

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