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Volet 1

Recoudre les années (4/4)

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Au bout de six mois, la veille du mardi-gras qui tombait tard cette année-là, Encarnación lui annonça que désormais, elle ne devait plus sortir, quand bien même des semaines plus tôt, elle lui avait juré ses grands dieux qu’elle pourrait y aller, à ce carnaval, et se costumer, et se farder, et se grimer, et se masquer, et oublier combien les jours sont longs loin de l’enfance et de l’innocence en allées.

‒ Tu comprends, lui dit Encarnación sur un ton d’une sévérité de circonstance, son index pointé vers le visage d’Esperanza, ravissante comme tu es, je ne souhaite pas que l’un de ces freluquets qui courent en ville désœuvrés par tous les temps, prêts à tous les coups bas, toutes les meurtrissures, ne s’éprenne de toi à la folie et ne finisse par t’enlever sur sa motocyclette pour t’emmener vers le bout du monde ou plus loin, avant s’il y pense de te demander en mariage.

En vérité, Esperanza n’avait jamais rencontré en ville l’ombre d’un freluquet, surtout pas du côté de la gare où pourtant quelque godelureau aurait pu la kidnapper à bord d’un train. Le monsieur qui réparait les vélos, en était-il un, s’interrogeait-elle, qui l’aurait enlevée, à califourchon sur l’une de ses bicyclettes ?… Devoir rester enfermée dans le palais pourtant ne la dérangeait pas, car San Bartolomé malgré ses minauderies baroques lui demeurait profondément étrangère. Aussi dit-elle à la tante de Pedro Luis qu’elle acceptait.

Après un soupir de soulagement, la vieille fit alors craquer avec méticulosité la jointure de ses doigts, l’un après l’autre, posa non sans emphase ses ciseaux de broderie dans sa corbeille de couturière, puis considéra la jeune fille de biais, avec un sourire qui affina encore plus ses lèvres, accompagné d’un haussement du sourcil gauche, et d’un mouvement de poignet incompréhensible.

‒ Certes, dit-elle.

Du même index qu’elle avait pointé vers le visage de son interlocutrice, elle lui fit signe d’approcher. Elle rajusta sa robe, refit à la ceinture un nœud à moitié défait, détacha un bouton à hauteur du genou, remonta une bretelle qui avait glissé de l’épaule, remit d’aplomb une broche en soie, aménagea un décolleté. Ensuite elle lui palpa les seins et, à travers ses étoffes ‒ car elle l’attifait comme elle, enfilant les unes par-dessus les autres différentes couches de vêtements, non sans une solution de continuité de l’une à l’autre ‒, poursuivit la manipulation de ses formes, insistant avec gourmandise sur ses rotondités. Enfin, elle la repoussa, la fit tourner sur elle-même, plissant les yeux pour mieux la détailler car sa vue baissait.

‒ Certes, reprit-elle, avant de commenter : Et cependant, tu es bonne à marier. Mais, quinze ans et demi, peut-être seize : sans doute est-il trop tôt. Je me donne trois ans pour réfléchir à la chose. Car je ne veux que des demandes en mariage en bonne et due forme, dans la veine de celles qui se faisaient jadis.

Esperanza l’interrompit :

‒ Gennaro vous avait demandé en mariage ?

‒ Jamais ! Et puis, après un temps, rêveuse : Il a failli, mais de toute façon, j’aurais refusé.

‒ Et pourquoi, madame ?

‒ Cela ne te regarde pas… Si, après tout, cela te regarde, pour ton édification. Parce que j’ai toujours subodoré qu’il avait épouse, là-bas dans son Pausilippe du diable, ses falaises de verre et son volcan de pacotille. Allez, on en reparlera le temps venu ! Retourne à tes travaux de couture !

Le temps vint. Trois années s’étaient écoulées pendant lesquelles Esperanza ne vit pratiquement jamais Pedro Luis. Il partait avec son ventre, ses bacchantes et son camion pour des destinations que nul ne connaissait, quittant le palais avant l’aube dans le fracas métallique sur les pavés de son engin désarticulé, et ne rentrant qu’après le crépuscule dans le même boucan, s’absentant parfois plusieurs jours, voire plusieurs semaines d’affilée. La vieille n’avait pas vraiment vieilli. Un soir de juin, alors que la chaleur et ses accablements commençaient à s’appesantir sur San Bartolomé, elle fit venir la jeune fille auprès d’elle, interrompant sans remords son souper. Elle l’examina en silence, pendant deux fois vingt minutes.

‒ C’est un scandale : tu as encore gagné en beauté et en sex appeal, comme disent les Portugais dans leur langue ! Traîtresse, il est temps que je te marie.

Fouillant dans ses froufrous, elle en sortit un papier soigneusement plié qui fleurait le vétiver, l’encens et les années fanées.

‒ J’ai ma liste de prétendants possibles, car je ne souhaite pas n’importe qui : ni mirliflore, ni manant. Ceux qui se présenteront me verseront une somme qui ne sera jamais remboursée en cas d’échec ; en échange de quoi je leur concèderai, une seule nuit, ta connaissance charnelle. Tu convoleras avec l’élu, et je prendrai en charge l’intégralité de ton trousseau.

Elle prit une aiguille à tricoter et se gratta la tête derrière l’oreille. Esperanza se demanda s’il y aurait parmi eux le marchand de bicyclettes. Il n’y était pas.

‒ Le premier viendra demain. Je l’ai sélectionné : il est le dernier rejeton, complètement dégénéré, d’une grande famille du pays, qui possède une hacienda blanche comme la neige qui n’y tombe jamais, avec des terres immenses tout autour ondulant jusqu’à perte d’horizon et, à ce que l’on dit mais que je ne crois pas, confinant à la mer. C’est un parti très intéressant. D’abord parce que la fortune est considérable, ensuite parce que les caves sont remplies de barriques d’amontillado plus vieilles que la fondation de San Bartolomé de los Caballeros, enfin parce qu’il est toujours mal fringué et que ce serait pour toi une occasion de lui prouver tes talents tant en matière de couture que d’habillement. Quant aux mœurs, je me suis renseignée, elles sont irréprochables : il assiste chaque dimanche à la messe dans la chapelle familiale, croit au Christ, à la Vierge, à tous les saints, connaît par cœur soixante-neuf prières et a une trouille bleue du démon. Je le pense puceau. S’il ne te convient pas, il en est d’autres…

Elle se tut, feignit de réfléchir puis, dans la mesure où ce qu’elle avait décidé n’admettait aucune réplique, congédia Esperanza d’un geste de la main.

‒ Allez, va, à présent, va !

En fait, l’aristocrate dégénéré ne vint jamais, ce qui mit la vieille dans une colère noire car elle voyait s’évaporer ses rêves de fortune : enfermé à double tour dans son hacienda toute blanche, le rejeton se protégeait de ce que la jeune femme était pour lui, un suppôt de Satan. Encarnación, pour se venger, se chargea de faire courir en ville la rumeur selon laquelle il était soit impuissant, soit pédéraste et dans tous les cas puceau.

Huit mois plus tard, tandis que débutaient les festivités du carnaval et que les dames de San Bartolomé de Los Caballeros se pavanaient d’une rue à l’autre après avoir posé devant leurs miroirs et leurs psychés, froufroutant dans leurs robes confectionnées par Encarnación avec pour la première fois l’aide d’Esperanza, arriva le deuxième prétendant de la liste. Un freluquet, rasé de près, propre sur lui ; il se présenta, escorté par la coquetterie de son foulard, les flonflons du mardi-gras, le chuchotement des étoffes, les caquets des bigotes et les insouciances de la fête.

Freluquet, il était sûr de sa prestance et de son bon droit de séducteur : sans doute avait-il déjà son contrat de mariage en poche. Après la nuit passée avec Esperanza qu’il avait espéré déflorer, il partit le lendemain dès l’aube, son corps errant sur le plateau, son esprit divaguant par monts et par vaux, et devenu fou à lier. La vieille avait empoché l’argent et se garda de le lui rendre et de le retenir comme fiancé étant donné son degré d’aliénation qui lui valut, peu de temps après, d’être interné à l’asile où il doit toujours croupir.

La veille de la Saint Bartolomé, Encarnación, qui depuis quelques jours déparlait et voyait sa santé décliner, prise d’une soudaine fatigue, était restée au lit, signifiant à Esperanza qu’aujourd’hui chacune demeurerait dans sa chambre et que foutredieu ! les dames de la ville pouvaient se coller leurs robes au cul, car il fallait mettre à profit cette vacuité d’un jour, pour méditer sur l’intérêt des œuvres de miséricorde, le salut de l’âme, et décompter le temps qu’elle aurait à patienter au purgatoire. Non sans une poignante nostalgie, elle se souvint à cet instant de Gennaro, qui lui apportait tout ce dont elle avait besoin pour ses travaux de couture, de ses yeux de jais et de ses cheveux bouclés, des coquillages qu’il tirait de sa poche pour entendre la mer battre aux pieds du Pausilippe. Pedro Luis, qui devait sentir le vent du malheur se lever sur le palais, avait quant à lui décampé avec son tintamarre et son camion depuis une semaine.

Esperanza entendit Encarnación hurler son nom. Croyant la vieille à l’article de la mort, elle se précipita vers sa chambre, manquant s’étaler. Elle pétait la forme. Rayonnante, comme rajeunie de vingt ans, elle lui présenta son neveu préféré, le frère cadet de Pedro Luis, un rustaud qui restait là, debout, les bras ballants, dans la demi-pénombre d’un recoin empêchant de bien distinguer ses traits, et à qui, sans savoir pourquoi, la jeune femme éprouva une furieuse envie de donner une paire de claque.

‒ Celui-ci, annonça triomphalement Encarnación, vient de débarquer par surprise. Je ne l’ai pas fait payer, évidemment. Il sera ton prétendant, dès ce soir ! Et l’heureux élu, cela coule de source car ma liste est désormais close, même si ce benêt-là ne me rapportera pas un kopeck !

La nuit avec l’heureux élu passa. Il faisait l’amour comme un manchot, à croire qu’il craignait quelque chose, peut-être son ombre, et cela agaça fort Esperanza. Les volets de la chambre n’avaient pas été fermés ‒ ils ne l’étaient jamais : au matin, les rayons du soleil se levant sur la Saint Bartolomé y pénétrèrent avec rage, baignant toute la pièce dans une lumière de solitude et de résignation. Elle se leva, tandis que le benêt, dos tourné, dormait à poings fermés en ronflant comme un moteur d’avion, revêtit, à la hâte, en silence et non sans habileté, ses quatorze épaisseurs habituelles qu’il avait eut tant de mal, la veille au soir, à déboutonner, desserrer, délacer, dégrafer et ôter, d’autant qu’il avait exigé l’obscurité ; puis elle alla se coiffer au miroir, déterminée, n’en déplaise à la vieille, à se rendre quand même au cours de la matinée aux réjouissances de la fête patronale. Comme elle se peignait, son regard dans le reflet tomba machinalement sur le neveu endormi, la tête sur l’oreiller et la bouche ouverte, et elle fronça les sourcils, car ce visage lui rappelait un souvenir lointain, enfoui au plus profond de sa mémoire et de ses chairs. Elle s’approcha, et reconnut en lui le misérable franc-tireur d’arrière-garde qui n’avait visé dans sa vie que des pigeons d’argile dans les ball-traps des villages perdus aux fins fonds de la sierra, ce troufion qui l’avait jadis violée, lui arrachant d’un coup son enfance et ses illusions: ‒ simplement, il avait rasé sa moustache d’oustachi, dans la vaine chimère de n’être pas reconnu.

Elle lâcha un : Puisses-tu crever ! dont elle ne put déterminer s’il s’adressait à la tante, au frère cadet ou à l’humanité. Plus humiliée que furieuse, elle cracha sur le lit et, saisie d’une rage soudaine, se rua dans la cuisine, rafla le premier couteau qui lui tomba sous la main, et il n’en manquait pas dans cet antre du démon, revint dans la chambre et enfonça à trois reprises la lame entre les côtes de l’endormi, l’envoyant rejoindre ses ancêtres dans l’autre monde sans qu’il s’en rendît compte. Peu s’en fallut qu’elle ne procédât de même avec la tante. Elle quitta San Bartolomé de Los Caballeros pour n’y plus revenir, sous un soleil matutinal que la poussière d’août déjà voilait, tandis que les premières dames commençaient à parader dans les rues de la ville et à minauder en reluquant leur ombre sur les murs et le sol, oublieuses des miroirs et des psychés qui de toute façon ne reflèteraient plus jamais rien.

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Photo © Maheut Bolard-Veyretout

Laurent Bolard

Laurent Bolard

Historien de l'Art, historien, spécialiste de l'Italie des temps modernes (XVe-XVIIIe siècles). Auteur de quelques ouvrages (éditions Fayard, Les Belles Lettres et Hazan), ainsi que d'un nombre conséquent d'articles et de communications.

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