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Volet 1

Recoudre les années (3/4)

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Esperanza devait passer trois années au service de la vieille tante de Pedro Luis, dans ce palais foutoir où le diable lui-même n’aurait pu retrouver ses démons, et le bon dieu ses chérubins. Quelle que fût la pièce, sa fonction ou ses dimensions, il n’y avait pas un pouce de libre, pas un carré où l’on pût décemment poser le pied, pas une encoignure où le regard pût se reposer, pas un interstice par lequel la fantaisie pût se faufiler et l’imagination se débrider. Tout, absolument tout, y était envahi par une foule d’objets accumulés au cours des siècles, accrochés aux murs, posés, jetés, oubliés dans les coins, laissés sur le sol, sur les meubles, suspendus aux plafonds, dégorgeant des coffres, vomis par les tiroirs, débordant des armoires aux portes ouvertes car l’amoncellement à l’intérieur empêchait qu’on les fermât, glissant sur le rebord des fenêtres, dépassant de la mesure et de la règle, abandonnés dans le dédain, enfouis dans la mémoire ou l’oubli, issant du néant. Cette orgie d’objets singulièrement dépourvus de toute poussière envoûtait autant par le nombre que parce qu’elle n’obéissait à aucune norme, aucune logique, aucune cohérence, parce qu’aucune raison, aucune pensée n’avait semblait-il, présidé à son existence. En dehors de tout fondement humain, on assistait au triomphe de l’objet en soi. Donc de l’inutile.

Ainsi, des années plus tard, devait-elle se remémorer des lanternes, de l’argenterie, des éventails, des boîtes à musique, des livres, des crucifix, de la vaisselle en faïence de Delft, des chandeliers, des fleurs séchées, des baromètres, des santons, des moulins à café, des monstrances, des porte plumes, des escopettes, des crachoirs en cuivre ou en étain, des briquets, des selles de cheval andalou, des encensoirs, des bustes en plâtre, des vases, des partitions roulées, des trombones, des coquillages, des lutrins, des jeux de cartes, des poupées, des cartons à dessin, des drapeaux militaires, des plumes d’autruches, des coffrets, des angelots en biscuit de Sèvres, des samovars, des cages à oiseaux, des tableaux, des cahiers d’écolier, des… Non. C’était absurde. Il y avait même un gouvernail d’étambot… Un gouvernail d’étambot ! Sur ces plateaux desséchés par le vent où nul, même les volatiles, n’avait jamais vu la mer !

En vérité, une pièce du rez-de-chaussée échappait à cette fureur : la cuisine où Pedro Luis, lorsqu’il se trouvait là, mijotait des plats et confectionnait des desserts. Certes, des kyrielles d’objets y traînaient aussi, couverts et ustensiles, mais ils étaient rangés, sur les vaisseliers, le potager, les étagères, comme sur la table, et leur présence aussi bien que leur emplacement paraissaient obéir à une logique interne ; peut-être cet agencement draconien correspondait-il à une figure ésotérique, ou à une formule de magie qui permettait de convoquer les esprits. Assurément, leur ordre n’en faisait que davantage ressortir les folies des autres pièces. Car parmi les choses qu’Encarnación ignorait totalement, il y avait l’art culinaire. Jamais Esperanza ne la vit préparer à manger : elle se reposait sur Pedro Luis et lorsqu’il était absent, se faisait livrer des plats tout près, mitonnés par quelque petite main fort habile car ils étaient toujours succulents.

Les premiers mois, chaque jour en fin d’après-midi, son ouvrage terminé, Esperanza sortait vagabonder en ville, sans but ni raison. Elle s’imprégnait de ces murs chauffés par le soleil depuis l’aube, et qui irradiaient la chaleur du jour, de ces surfaces, ces lignes et ces volumes, de ces couleurs que la luminosité de la journée avait épurées en les brûlant. Elle errait par les rues, poussant jusqu’à la gare où ne s’arrêtait, à deux heures seize d’après la méridienne comme l’indiquaient les aiguilles immobiles de la pendule accrochée au-dessus des arcades, qu’un unique train venant de Puerto Soledad et repartant pour Puerto Soledad, délesté d’un ou deux passagers, et ne rencontrait pratiquement personne tant la bourgade, repliée sur elle-même, écrasée de torpeur et de poussière, dédaignée par Dieu, avait éreinté les hommes. Elle y cherchait ces dames et ces jeunettes qui achetaient les robes confectionnées pour leur gloire par la tante de Pedro Luis, et qui attendaient si longtemps les fêtes afin de se guigner avec leurs beaux atours dans les miroirs et les psychés, mais ne les trouvait pas. Il n’y avait nulle vie : rien que des ombres, rien que du minéral. Une ville hors d’elle-même, qui paraissait s’être retirée de sa propre existence, celle-ci n’ayant au fond aucune finalité. Elle s’y perdait souvent, parce qu’elle regardait sans parvenir à établir de repères ‒ sans vraiment essayer d’ailleurs.

Sauf un : une échoppe de réparation de vélos où officiait un monsieur à barbichette et à épaisses lunettes de myope, toujours vêtu d’un tablier de cuir noir malgré les chaleurs, qui ne parlait jamais, y compris à lui-même. Sa boutique et son atelier, comme sa portion de trottoir, étaient encombrés de bicyclettes entières ou en morceaux, d’accessoires, de pièces de rechange, d’outils, de boîtes et de pots, et sentaient le métal, l’huile, la graisse, la colle, le cuir, le caoutchouc, plus une odeur un peu résineuse qui claquait sous le nez. Son échoppe se situait deux ou trois rues derrière le palais, à l’angle d’un dégagement ; elle jouxtait une chapelle de pénitents dont le portail croulait sous les volutes et les angelots mais demeurait obstinément fermé. Elle entra un soir dans l’atelier, poussée par la curiosité : la porte était grande ouverte, car il n’y avait pas de porte, seulement une grille de métal. L’artisan ne s’y trouvait pas, elle le soupçonnait parti, enfourchant l’une de ses bicyclettes aux sacoches pleines de merveilles, pour un rendez-vous chez un client de beaucoup de luxe ou une fille de peu de vertu, quelque part vers le bout du monde ou plus loin. Il y faisait très sombre, et une pauvre ampoule, suspendue au plafond par un fil dénudé se balançait au rythme d’un courant d’air inexistant, n’éclairait à peu près rien. De toute façon, elle n’était pas allée loin : au-dessus d’un établi, son regard avait été attiré par un calendrier accroché à un clou dans un mur où l’on voyait une photographie de femme nue, très belle, avec des formes qu’elle supposait alléchantes. Ce calendrier qui manquait, dans la cabine du camion de Pedro Luis. S’imaginant que c’était elle, elle s’était enfuie en courant.

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Photo © Maheut Bolard-Veyretout

Laurent Bolard

Laurent Bolard

Historien de l'Art, historien, spécialiste de l'Italie des temps modernes (XVe-XVIIIe siècles). Auteur de quelques ouvrages (éditions Fayard, Les Belles Lettres et Hazan), ainsi que d'un nombre conséquent d'articles et de communications.

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