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Volet 1

Recoudre les années (2/4)

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Passé le portail en bois clouté, il avait fait entrer Esperanza dans la première pièce à gauche. Au milieu d’un bric-à-brac impensable auquel la jeune fille n’aurait d’ailleurs jamais pensé, une vieille dame se tenait assise dans un fauteuil en osier à haut dossier en forme de queue de paon, droite comme un clocher dans la nuit, manifestement occupée au moment de leur entrée à quelque ouvrage de couture, car sur ses genoux reposait un morceau de tissu indigo dans lequel étaient piquées des épingles et des aiguilles d’où pendaient des fils rouge sang de bœuf, tandis qu’à ses pieds, d’une corbeille en mélèze ornée d’une rosace, s’échappaient des paires de ciseaux, un pique-épingles, des dés en laiton, un mètre ruban, des canettes, un assortiment de boutons, une craie et des bobines de fil de toutes les couleurs et de toutes les nuances. Ses mains couvertes de bagues, qui émergeaient à grand peine d’une écume de guipure, s’agrippaient aux accoudoirs, comme si le fauteuil tanguait et risquait le naufrage ; contre celui de gauche était appuyée une canne d’ébène à pommeau d’ivoire en forme de tête de nègre. Telle quelle, elle appartenait à une époque antérieure d’environ un siècle à la nôtre, autant à cause de son visage sans âge, ridé comme une pomme ayant passé l’hiver mais où brillaient encore des yeux vifs, inquisiteurs, que de sa chevelure à la coiffure compliquée en partie retenue par un bonnet de dentelle complètement passé de mode, et de sa longue robe couleur crème sous laquelle se laissait deviner tout un catalogue de jupons, au point qu’on aurait pu la croire fiancée à un vice-roi de la Nouvelle Espagne.

Sa voix, tantôt claire et sonore, tantôt chevrotante et éraillée, semblait laisser croire à quelque duplicité. Il n’en était rien, ces différences n’exprimant en fait que la nature de ses pensées, qu’elle ne parvenait jamais ni à dissimuler, ni à fixer plus de temps qu’il n’en fallait pour défaire un ourlet, même si, quand elle s’en était fourrée une dans le crâne, Esperanza devait l’éprouver, il n’était plus possible de la lui ôter, car elle la poursuivait jusqu’à l’obsession. Sitôt dans la pièce et obéissant à un geste de son index, Pedro Luis s’était approché d’elle et, se penchant, avait déposé avec déférence un baiser sur son front, puis avait reflué vers la cheminée. Elle avait alors demandé à sa jeune hôtesse de se reculer de deux pas, et l’avait examinée en silence des pieds à la tête, puis de la tête aux pieds ; ensuite, retirant un éventail de dentelle de sous sa robe et l’ouvrant d’un claquement sec de flamenca, elle avait déclaré sur un ton sans appel :

‒ Tu es outrageusement belle, petite ; je plains le diable, quand il te rencontrera… si ce n’est déjà fait. Laisse-moi néanmoins le temps de réfléchir si je dois m’en réjouir ou le déplorer… Je te donnerai la réponse demain matin.

Après un silence, où elle avait feint de réfléchir :

‒ Pourquoi es-tu arrivée ici dans le camion de mon vaurien de neveu et pas à pied ou à dos de mule, comme le font tous les bourgeois et tous les imbéciles de cette cité, qui sont souvent les mêmes ? Sauf ce fils de pute de duc de N*** qui déboule toujours en bagnole ou en calèche pour faire sentir aux gens qu’il est bourré d’argent et que contrairement à eux, lui sait le gaspiller… Mais le camion de mon neveu ! Il pue, il fait du raffut et n’offre aucun confort !

Nouveau silence.

‒ Il n’est même pas beau !

Pedro Luis qui, après le baiser à sa tante était resté à l’écart, appuyé au linteau de l’âtre dans l’attitude d’un enfant puni, s’avança et, toussotant comme pour s’excuser de son audace, exposa à sa tante les circonstances de sa rencontre avec Esperanza ; elle avait écouté impassible, les paupières fermées, avant de les ouvrir brusquement pour s’enquérir :

‒ Tu viens donc de par-delà la sierra ?

Esperanza hocha la tête.

‒ Mauvais, ça, commenta la vieille. Les filles de par là-bas ont toutes le feu au cul. Et avec ce feu, elles ont l’art d’embraser le cœur des hommes. On dit que le pays en est tout ravagé, et que plus rien n’y tient debout, hormis la jalousie. À te voir, cela ne me surprend guère. Sinon, que sais-tu faire ?

‒ Rien, avait répondu la jeune fille.

‒ Parfait ! Ta candeur comme ta sincérité te perdront, mais me plaisent. Tu resteras ici le temps qu’il faudra. Je t’offre le gîte et le couvert, car je crois que tu es recommandée par Dieu – et probablement parce qu’elle avait quelque doute, elle se signa par sept fois, porta à ses lèvres une croix en or suspendue à son cou de poulet, avant d’ajouter : Plus par Dieu assurément que par ce galopin de Pedro Luis.

Celui-ci esquissa un sourire d’approbation. La vieille dame se tut le temps d’observer Esperanza de son œil perçant, de la détailler en se frottant doucement le menton avec le pouce et l’index, avant de reprendre :

– En échange du gîte et du couvert, et puisque tu es fagotée comme l’as de pique – elle s’était interrompue pour faire signe à Esperanza de s’approcher et, soulevant sa jupe avec le pommeau de sa canne, puis tirant sur son corsage, creusant les plis, palpant les coutures, lissant les fronces, longeant les ourlets, tâtant les étoffes, effleurant au passage les seins de la jeune fille, frôlant ses cuisses, ses fesses, son ventre, tout ceci sous l’œil placide de Pedro Luis qui songeait à son camion, commentait : Non mais, regardez-moi ces tissus de merde ! Du drap grossier, et là ce mélange scandaleux de synthétique, polyamide, acrylique ou je ne sais trop quelle saloperie car je n’y connais rien dans ces choses modernes, ce coton d’une qualité épouvantable, aucun froufrou ni falbala. Ces vilaines couleurs, ternes, si mal appariées… Et ces taches, là, sur ta jupe, ça rime à quoi, oui, ici, au niveau de ta… ah oui, pardon, j’avais oublié ! Tourne-toi, voir ? Et la coupe de ces vêtements ! Je le répète, de la merde, de la merde, de la merde ! Ce disant elle roulait sur les « r » en les prolongeant avec un plaisir goulu. Une fille aussi belle que toi, avec déjà des formes à faire chavirer au fond des mers les pires forbans, oser se nipper de cette façon !… Tu n’as pas honte ? En plus…

Sur un ton plaintif, Esperanza l’avait arrêtée :

‒ Mais c’est que je suis pauvre ! Je ne peux pas me payer…

‒ Tu es pauvre, tu es pauvre… À quoi ça rime ! Et depuis quand ?

‒ Depuis toujours… enfin, je crois.

La vieille avait haussé dédaigneusement les épaules, avant de reprendre :

‒ C’est malin ! Pauvre… sincèrement, quelle idée ! Enfin, si tu ne fais que le croire, tout reste envisageable… Je disais donc, en échange du gîte et du couvert, tu m’aideras dans mes travaux de couture. Car figure-toi que depuis des siècles et des siècles, aussi loin que remontent la mémoire et l’oubli, deux fois l’an, la première pour le carnaval, précisément le mardi-gras, et la deuxième pour la fête patronale, la San Bartolomé qui tombe, tu ne l’ignores pas, le 24 août, je fournis la garde-robe des jeunes filles et des dames de l’ensemble de la ville. Comme n’importe quelles frivoles, et aucune femme n’y échappe, elles aiment s’habiller, se déguiser, changer de toilettes, d’accoutrements, s’afficher, parader, se pavaner, défiler, épater la galerie, s’exhiber. La tâche est énorme, elle me requiert toute l’année. Quand tu as surgi, je travaillais justement à une robe à corsage cintré de tulle et d’organza : hélas, depuis quelque temps, mes doigts tendent à s’engourdir… Tu me seconderas.

Un peu éberluée, Esperanza ne savait que répondre, mais considérant son état, prêtant l’oreille à son estomac qui à cet instant même se rappelait à elle par divers gargouillements, pensant au confort d’un toit et d’un lit, elle accepta. La tante, pour qui l’acquiescement de la jeune fille n’avait pas fait l’ombre d’un doute, lui expliqua alors qu’autrefois elle achetait les tissus nécessaires à la confection des vêtements à un fripier, décédé depuis – que Dieu ait son âme, et, après avoir un instant levé les yeux au ciel et soupiré, elle se signa avec une pointe de mélancolie – qui passait à San Bartolomé deux fois l’an, ponctuellement, le premier samedi du mois de mai et le 19 septembre, jours du miracle de saint Janvier, parce que cet individu était Napolitain depuis dix-sept générations et se prénommait lui-même Gennaro… Gennaro Caracciolo. Cet homme, avait déclaré la vieille, soudain songeuse, elle l’entendait toujours arriver avant de le voir, car une chanson le précédait, qu’il entonnait d’une voix de ténor dont les modulations te descendaient, petite, le long de la colonne vertébrale pour te donner le frisson, là, juste au bas du dos, où les reins se cambrent sous le plaisir, et puis là aussi, au ventre, une chanson napolitaine, en napolitain évidemment, O marenariello, ’O paese d’ ’o sole ou Torna a Surriento, et j’en pleurais rien qu’à l’entendre. Il avait un visage avenant, des cheveux noirs qui bouclaient comme la toison d’un mouton, des moustaches noires et des yeux doux dont les pupilles brillaient comme des escarboucles. Au fond de sa poche un coquillage ne le quittait jamais, qu’il appliquait de temps en temps contre son oreille car il assurait y entendre la mer battre tantôt au pied du Pausilippe, tantôt contre les falaises de Sorrente.

‒ Je te l’assure, je l’ai moi-même entendue, la mer, dans le creux de son coquillage ; comme si elle venait me lécher les pieds, à Sorrente ou au Pausilippe… Tu sais au moins d’où ça vient, toi, le nom de Pausilippe ?

Esperanza lui avoua son ignorance, car de toute façon, Pausilippe, elle ne savait pas même si c’était un homme, un arbre ou un genre d’étoffe.

‒ Eh-bien, ça vient du grec pausilypon, petite inculte, qui veut dire, rends-toi compte, qui apaise la tristesse

Et Encarnación, qui pas plus que la jeune fille ne connaissait le grec ancien, et tout comme elle ignorait où se juchait le Pausilippe, de relever le menton en pinçant les lèvres, avant de retomber dans une rêverie où ce nom se déclinait en un chant napolitain entonné sous des cheveux noirs qui bouclaient. Émergeant de sa mélancolie, elle déclara :

‒ Figure-toi que dans son pays, là-bas, Naples, s’ouvrent les bouches de l’enfer. La terre fume, crache du feu, et ça pue l’œuf pourri. Tu te rends compte ? C’est bien un lieu pour toi, avec ta beauté du diable !

Timidement, Esperanza demanda à la vieille comment elle se procurait la marchandise depuis la mort de cet homme et celle-ci répondit d’une voix soudain éraillée qu’elle faisait avec, c’est-à-dire sans lui, car heureusement, à son dernier passage, sentant sa mort proche, il lui avait fourni des tissus pour confectionner des robes et des jupes pendant environ neuf décennies. Évoquant cet évènement, elle semblait s’être tassée sur elle-même, presque effondrée. Elle ferma les yeux, sans doute pour mieux voir défiler son passé et mieux happer, quand elle passerait, évanescente, l’image de son Napolitain fournisseur d’étoffes et de coquillage où entendre la mer.

‒ Il devait être amoureux de vous, alors, affirma Esperanza, impérieuse.

‒ Pauvre de toi ! s’écria la tante de Pedro Luis, s’extirpant de ses rêveries et se redressant comme si l’une de ses épingles lui avait piqué les fesses ; ne prononce jamais ce mot dans cette demeure !

‒ Et pourquoi, madame ?

‒ Parce qu’il porte malheur !

Pour dévier la conversation car Esperanza, pensant au toit et à son estomac, ne souhaitait pas la fâcher, elle s’était étonnée que les dames ne vinssent pas lui rapporter leurs robes ou ne les gardassent pas pour la fête suivante. À quoi Encarnación lui avait précisé que la tradition à San Bartolomé de Los Caballeros, exigeait depuis des temps immémoriaux, qu’il faille changer de toilette pour chaque fête et que de toute façon les femmes, ici comme partout ailleurs – coup d’œil inquisiteur – ne connaissaient comme seul véritable juge de leur personne, après Dieu (et encore…), que leur miroir.

‒ Pour quelle raison ?

‒ Tu t’es déjà regardée dans un miroir ?

‒ Jamais !

‒ Ça ne m’étonne pas ! Tu es bien trop belle et mal fagotée pour perdre ton temps à ce genre de futilité…

‒ Vous ne m’avez pas répondu, avait rétorqué Esperanza, butée.

‒ Eh ! Parce que les miroirs les ont convaincues qu’ils ne mentent jamais, je suppose…

Un temps, puis :

‒ Et aussi parce qu’il fait bon dans la jeunesse s’y contempler : on croit alors que le passage des ans étant aussi lisse que leur surface, ne laisse aucune trace, et que leur froideur, comme celle du marbre, constitue une garantie de pérennité. Bref, que l’on restera figé dans une éternelle jeunesse.

‒ Peut-être aussi, madame, parce que l’on n’y voit que ce que l’on veut y voir, et rien d’autre…

‒ Petite, tu as encore largement le temps de te pencher sur ce genre de choses, qui ne te concernent pas. Ton service commence demain à l’aube.

D’un geste de la main où se lisait un léger agacement, elle lui avait fait comprendre que l’entretien était clos.

– Pedro Luis, tu installeras cette jeune… euh… Esperanza, dans la chambre du fond, celle de droite. Avant cela, tu iras dans la cuisine lui préparer un bon souper. Cette pauvresse doit avoir faim. Filez ! Que Dieu, la Madone et San Bartolomé vous aient en leur Sainte garde !

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photo © Maheut Bolard-Veyretout

Laurent Bolard

Laurent Bolard

Historien de l'Art, historien, spécialiste de l'Italie des temps modernes (XVe-XVIIIe siècles). Auteur de quelques ouvrages (éditions Fayard, Les Belles Lettres et Hazan), ainsi que d'un nombre conséquent d'articles et de communications.

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