1 Au maître de musique. Illumination aux fils de Qorah.

2 Comme la biche soupire près des cours d’eau, ainsi mon être soupire après toi Elohim.

3 Mon être a soif d’Elohim d’El vivant. Quand viendrai-je et paraîtrai-je à la face d’Elohim ?

4 Mes larmes ont été mon pain jour et nuit, quand on me disait à longueur de jour : « où est ton Elohim ? »

5 Je me souviens et je verse sur moi mon être : c’est quand je passe dans la foule, en procession jusqu’à la maison d’Elohim, retentissement d’allégresse et d’actions de grâces d’une multitude en fête.

6 Pourquoi t’affaisses-tu mon être, pourquoi gémis-tu sur moi ? Espère Elohim car je veux encore lui rendre grâce, pour le salut de sa face.

7 Mon Elohim mon être s’affaisse sur moi. C’est pourquoi je me souviens de toi depuis le pays du Jourdain, depuis l’Hermon, depuis le mont Mitsar.

8 L’abîme appelle l’abîme à la voix de tes torrents, tous tes brisants et tes vagues sur moi sont passés.

9 Le jour puisse YHWH commander son amour. Et la nuit puisse son chant être avec moi, prière à l’El de ma vie.

10 Je dirai à El mon rocher : « pourquoi m’as-tu oublié, pourquoi marcherais-je, sombre, sous l’oppression ennemie ? »

11 Mes oppresseurs m’ont outragé en meurtrissant mes os en me disant à longueur de jour : « où est ton Elohim ? »

12 Pourquoi t’affaisses-tu mon être, pourquoi gémis-tu sur moi ? Espère Elohim car je veux encore lui rendre grâce, lui le salut de ma face et mon Elohim.

On retrouve dans ce ps 42 la foule en fête du 150, le pain des larmes du 127, le désir du 131 et sa formule-clé mon être sur moi. S’y ajoute la thématique de l’oppresseur, l’ennemi, non encore rencontrée et pourtant très présente dans le livre. Elle provoque l’angoisse du poète, avec la répétition lancinante de la question, existentielle s’il en est : pourquoi ?

Comme la torah, les psaumes sont répartis en 5 livres. Le ps 42 commence le deuxième livre (42-72) où domine le thème de l’exil, assorti de l’espérance de délivrance. Exil de quoi ? Plusieurs plans se superposent.

L’exil est ici réalité historique : rappel de la terre perdue (v.7), des fêtes qui s’y déroulaient librement (v.5). Souvenir de bonheur mis en contraste avec l’oppression subie en terre étrangère (v.10-11). Pris dans les accidents de l’Histoire, le poète se découvre exilé de la relation au peuple et à El. Exil douloureux oui, mais explicable : la faute à l’ennemi.

En revanche, elle est déconcertante, perturbante, la constatation d’être exilé de soi-même (v.6 et 12). C’est de cet exil-là, exil ontologique, que monte le cri du ps 42.

Au début du poème, le gros plan sur la biche fascine, l’identification de l’être désirant à l’animal assoiffé piège l’affect. Et l’on risque de négliger l’arrière plan près des cours d’eau, vu comme simple décor de l’image bucolique. Au contraire, l’image ne tire son pouvoir signifiant que du rapprochement des deux plans.

La métaphore pose l’équivalence : le poète est biche assoiffée, El est eau vive. Se plonger dans cette eau pour en rafraîchir son être, la boire ? Non, dit le poète. Moi je suis dans ce moment suspendu, cette admiration, où je crie ma soif en sachant que l’eau est là, tout près. Ce que je dis ici, ce ne sont ni les paroles d’un homme comblé qui a étanché sa soif, ni celles d’un désespéré perdu dans un désert aride.

Il y a ma soif, il y a l’eau, et moi je suis dans le cri du désir ainsi mon être soupire après toi Elohim.

Mes larmes ont été mon pain jour et nuit, quand on me disait à longueur de jour : « où est ton Elohim ? » (4)

Mes oppresseurs m’ont outragé en meurtrissant mes os en me disant à longueur de jour : « où est ton Elohim ? » (11)

Le désir est douleur dans le sentiment d’abandon face à l’oppresseur. Où est ton Elohim ? Question ironique et sadique que le poète a intégrée. Avec les larmes-pain, il remâche les mots amers, les mots traumatiques : même hors de la présence de l’oppresseur, ils restent inscrits en lui pour y accomplir leur œuvre de sape.

Mais sous l’évidence aveuglante de ce pouvoir destructeur, le poète continue à affirmer la présence consubstantielle au monde. Le jour puisse YHWH commander son amour, et la nuit puisse son chant être avec moi prière à l’El de ma vie (v.9). Ce verset distingue-t-il deux modalités différentes de présence selon jour ou nuit ? Il s’agit plutôt d’affirmer que l’amour décisif de YHWH est actif, en cours de procédure, (comme on dirait d’un programme) de jour comme de nuit, et donc métaphoriquement dans le malheur comme dans le bonheur.

Ainsi il n’y a pas deux chants différents, mais un seul, qui se poursuit de jour en jour, formulé mot à mot Le chant de lui avec moi, prière à l’El de ma vie. Chant qui est la réponse du poète à la question torturante où est ton Elohim.

Où ? Son chant avec moi.

Il est dans le fait que je persiste à le chanter, il est ici-même dans mon psaume en train de se faire. Le chant vient étayer le sujet (d’où la nomination YHWH émergeant au v.9 ?), soutenir sa persévérance à être malgré la destruction systématique que veut lui imposer l’oppresseur. « Je le chante donc je suis avec lui, et ainsi je persiste dans l’être (puisqu’il est l’El de ma vie). »

Sauf que le chant se révèle impuissant à faire cesser le sarcasme, de retour au v.11. Mais ce qu’il peut offrir, c’est un viatique pour traverser le temps d’oppression et nourrir l’espoir d’avenir. Comment ? Par la remémoration du bonheur passé.

« Je me souviens et je verse sur moi mon être : c’est quand je passe dans la foule, en procession vers la maison d’Elohim, allégresse actions de grâces multitude en fête » (v.5)

L’évocation du chant d’hier, le bonheur de fêter Elohim au sein du peuple est littéralement un ressourcement, lisible dans la séquence des v. 3, 4, 5 Mon être a soif, mes larmes sont mon pain, je me souviens et je verse sur moi mon être.

En réponse à la soif du moi desséché, d’abord viennent les larmes, comme la résurgence amère de la dérision subie, des insultes bues jusqu’à la lie. Mais ces larmes sont une eau empoisonnée qui corrode l’être, comme les mots de l’oppresseur obnubilent la pensée. En antidote à ce poison je me souviens et je verse sur moi mon être, en faisant mémoire, je remonte à la source vive de mon être véritable.

L’acte de résistance à l’oppression devient alors possible dans une sorte de réouverture du temps. Ce qui semble perdu dans le passé va, par la grâce de la remémoration, se projeter dans un futur possible. L’accompli (cela a été) comme appui d’un inaccompli (cela peut encore et toujours être) : tel est le passage que met en œuvre l’aspect performatif de la parole. Le poète parviendra à persévérer dans l’être en persévérant dans la louange, en ne cessant de la réitérer.

Un mouvement dont l’efficacité se lit dans la figure de style qui fonde le poème, la reprise du v.6 au v.12.

Pourquoi mon être t’affaisses-tu gémis-tu sur moi pourquoi ? Espère Elohim car je veux encore lui rendre grâce pour le salut de sa face

Pourquoi mon être t’affaisses-tu pourquoi gémis-tu sur moi ? Espère Elohim car je veux encore lui rendre grâce lui le salut de ma face et mon Elohim

Ces versets construisent un effet de refrain, le second présentant une modification légère mais significative.

Mais un regard d’abord sur la suggestive image de l’être qui s’affaisse et gémit sur moi. Je comprends de manière concrète, comme un geste de repli, de retour sur soi. L’être, souffle intime du sujet, vient, pathétique poupée de chiffon, chercher consolation auprès d’un moi (sa figure sociale) implicitement maternel. Image très proche de celle du ps 131.

Mais ici l’être n’est pas vu comme l’enfant qui doit éduquer son désir par l’épreuve du sevrage. Ici le désir a déserté, et le sujet, vidé de sa force, s’effondre littéralement, dans une tragique détumescence existentielle. C’est pourquoi le poète exhorte son être dévitalisé à désirer Elohim. Il ne propose pas de le prier, de lui offrir des sacrifices ou pire sa souffrance. Non, il s’agit de retrouver l’état de désir du premier verset, où le poète s’est reconnu dans sa vérité profonde.

Sa bipolarité le ballotte du ressourcement au dessèchement : l’alternance alors ne peut se résoudre qu’en considérant le mouvement continu de ce flux. Ce qui court sans cesse entre l’assèchement et le ressourcement, c’est cela la tension du désir. Où l’on revient à l’image inaugurale de la biche près des cours d’eau.

Récapitulons la structure du texte. Elle présente la séquence suivante :

1)Le poète affirme son identité de désirant d’Elohim, mais l’éprouve en tension avec la désolation du doute instillé par le sarcasme de l’oppresseur.

2)Il lutte contre cette défaite existentielle, alternant les moments d’abattement (larmes v.4, effondrement début v.6 et 7, noyade v.8), et des moments de ressaisissement, où il tente de s’ancrer dans la mémoire salutaire (souvenir/ressource v.5, désir du désir v.6, confiance v.9).

3)Au v.9 le psaume semble avoir accompli sa performance de consolation, avec la formule son chant avec moi ce laudo ergo sum où s’affirme son existence.

Et pourtant le v.10 relance la plainte, à l’aide des simples mots je dis (ou dirai) : à la fois présent et futur, on a affaire à un inaccompli qu’on pourrait traduire « je ne peux cesser de dire. » En fait les v.10-11 viennent expliciter la teneur du chant-prière du v.9, dans une sorte de mise en abyme : détruit par mon oppresseur, je retrouve la vérité de mon être dans mon chant, mais mon chant dit la seule vérité qu’il puisse dire : que je suis détruit etc.

Avec ce je dis le poète se dépouille de son volontarisme. Enfin ose s’exprimer le fond de sa pensée : j’essaie de tenir bon dans le souvenir et l’espérance, et toi qui es censé être mon rocher, est-ce que tu tiens bon pour moi ? Je me souviens (v.5), je me souviens de toi (v.7) et puis pourquoi m’as-tu oublié ? (v.10). Cruel rapprochement.

Je suis atteint dans mes os, au fin fond de moi-même, si bien que ma propre bouche porte vers toi la question-même de mes meurtriers (v.11). Où est ton Elohim, disent-ils. Mais oui, c’est vrai : pourquoi m’as-tu oublié ?

On mesure alors l’énergie nécessaire à endiguer la dissolution de l’être, l’intensité de la lutte pour arriver à inscrire le dernier verset, ne pas laisser finir le poème sur la question mortelle des oppresseurs. Ne pas leur laisser le dernier mot, et sa vie avec. Mais que dire ? La seule chose possible, j’existe encore, je suis qui je suis : désir du désir.

Alors au v.12 un à un reviennent les mots du v.6. Et le poète réalise : la face-salut d’Elohim s’est inscrite sur sa propre face. Et c’est le passage de « salut de sa face » à « salut de ma face » .

Il réalise que la face qui sauve, le salut d’Elohim, sa capacité à sauver, sa force de vie, sont passées en lui, il les a assimilées à son être. « Je porte le Nom comme il me porte. Le Nom, garant de mon existence, inversement existe dans ma parole. »

En réponse aux malédictions de l’oppresseur, et malgré toutes ses pressions, le poète du ps 42 maintient le Nom, comme on maintient un témoignage. Le Nom ainsi inscrit sur son visage, il cesse de perdre la face devant l’oppresseur.

Un autre poète biblique (le même qui sait) écrit pareillement :

« Mets-moi comme un sceau sur ton cœur, comme un sceau sur ton bras. Car l’amour est fort comme la mort. » (Cantique des Cantiques 8, 6)

Image par Denis Doukhan de Pixabay

Un Commentaire

  • Laure-Anne dit :

    Comme quoi prendre au mot est la meilleure et la pire des choses, selon la nature du mot et son émetteur.
    Ici le mot « el » (non genré si je ne me trompe, à la différence de l’article défini en français) laisse toute la place au nom et à la face, fût-elle la plus disgraciée, ce vide qui est le désir même donc la vie.
    Et le chant…qui a chanté un tant soit peu sait que c’est la vie même, la joie du souffle YHVH performatif…
    Bien loin de ces mots bombes des « oppresseurs » qu’on laisse cependant nous prendre la moëlle en les prenant au mot…
    Essayons de ne pas perdre tout le chant au profit du mot à mot…

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