Le ps 42 amène à évoquer les nombreux psaumes de plainte, moments d’intense déréliction où le poète se sent submergé, au bord de la noyade. Oui mais, a-t-on envie de lui dire, vous n’y pouvez rien, vous êtes embarqué.

Dans une triple histoire.

Son histoire personnelle d’abord, avec proches ou moins proches. Parfois compagnons consolateurs, comme les frères du ps 133, d’autres fois hommes de bien, justes parmi lesquels il se sait ou se veut inscrit.

Souvent il est confronté à l’autre comme ennemi, oppresseur, engagé dans un conflit, de manière parfois incompréhensible (le traître du ps 41 v.10). L’enjeu du conflit est en général interprété dans le cadre de la fidélité à YHWH. Si on lui en veut, c’est parce qu’il témoigne et lutte pour lui.

D’où la deuxième histoire, les péripéties de l’alliance du peuple avec YHWH, relatées dans de grands psaumes historiques, par ex. ps 78 ou 105-106, récapitulation et interprétation de cette histoire, en particulier de l’exil.

La troisième histoire est le fait d’être humain, mortel. Le poète l’envisage en mélancolique, notant des sensations caractéristiques.

Il perçoit son inconsistance et sa précarité de habel (cf 4) :

YHWH connaît les pensées de l’homme, elles ne sont que vapeur (ps 94,11)

Les fils d’Adam ne sont que vapeur, les fils d’homme ne sont que mensonge. Sur la balance ensemble ils s’élèvent plus que la vapeur (ps 62,10)

Il est dans la nuit et l’obscurité, la surdité et la mutité, enfermé dans l’humeur sombre, quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle. Enfermement « hystérisé » parfois dans l’image du tombeau. Jusqu’au boutisme du pire, d’où il tire l’argument-choc de l’appel au salut :

Ceux qui se décomposent se lèveront-ils pour te rendre grâce ? Parle-t-on de ton amour dans la tombe, de ta fidélité dans l’anéantissement ? (ps 88,11-12).

Autre sensation récurrente, l’effondrement et la dissolution de l’être : ma vie se consume dans les chagrins, ma vigueur s’effondre à cause de mon iniquité, et mes os sont usés (ps 31,11).

Jusqu’au radical hors vie de Je suis une chose perdue (ps 31,13) ou Je parle et fini de moi (ps 39,14).

À quoi s’ajoute la brûlure, l’assèchement, ainsi la belle métaphore racinienne avant la lettre Ma sève reflua dans la sécheresse de l’été (ps 32,4).

C’est aussi inversement la noyade, assez souvent dans ses propres larmes : Je dissous mon lit dans mes larmes (ps 6,7). Noyade combinée parfois à l’engluement, la déglutition par la boue, dans un mouvement inverse de la venue à l’être de l’adam.

Ainsi au début du chef d’œuvre que constitue, au centre du livre, le ps 69 : Sauve-moi, Elohim, car les eaux sont venues jusqu’à mon être. Je m’enfonce dans une boue profonde, sans appui, j’entre dans les profondeurs de l’eau, le courant me submerge (v.2-3).

Souvent la menace perçue, malgré sa prégnance, reste floue. Elle ne provoque pas la peur qui sait préciser son objet, mais l’angoisse. L’angoisse est appréhension, c’est à dire le négatif du désir, alors que la mélancolie est son absence. Mais dans les deux cas c’est la radicale défaite de l’être. Pas (seulement) la mort réelle, mais la mort psychique, l’atteinte du souffle (ruah) : tout à la fois énergie vitale et inspiration du poète.

Derrière cette angoisse un sentiment de culpabilité.

Il se pense injuste aux autres, néfaste à lui-même. Plus fondamentalement, il fait défaut à YHWH, échoue à se prononcer pour et dans le Nom. Si l’ennemi a le dessus, c’est que je ne mérite pas que YHWH me sauve.

Qu’il dit. Car il espère en même temps son secours, ballotté qu’il est dans l’ambivalence corollaire de la culpabilité mélancolique.*

Ainsi la séquence au ps 39 je suis muet (devant l’ennemi) je n’ouvrirai pas la bouche car c’est toi qui agis (10) éloigne de moi tes coups, je succombe à l’irritation de ta main (11), à la fois demande à YHWH de détourner la main qui le châtie, et appel à cette même main comme protection contre l’ennemi.

Ce n’est que dans quelques psaumes, assez rares finalement, que la culpabilité est totalement assumée, ainsi dans le ps 51 inspiré de la faute de David (cf 4).

La mélancolie irréductible de la condition humaine trouve sa formulation la plus frappante dans la question de Job : pourquoi donne-t-il la vie aux êtres amers ? (Jb 3,20)

La réponse du livre des admirations révèle un des enjeux fondamentaux de la Bible. Embarqué dans la haute mer de mélancolie, ballotté par ses flottements d’âme, le poète des psaumes suit par avance le fameux conseil de Pascal il vous faut parier.

La survie psychique, permettant souvent le sursaut qui rendra possible la survie tout court, repose pour lui sur la version poétique du pari pascalien.

« J’ai peur, je crains qu’Elohim m’ait abandonné, et d’ailleurs il aurait des raisons de le faire. Eh bien, je fais un pari : au lieu de me désoler d’être abandonné, je pose dans mon poème un inaccompli/accompli, il ne m’aura pas abandonné. Si j’anticipe le salut dans mon chant, mon chant me sera salut. »

Ce mouvement, rencontré au cœur du ps 42, est décidément la clé du livre.

Ni théologie, ni réflexion philosophique et anthropologique abstraites, les admirations sont le pari d’un poète qui prend au mot le Nom pour y inscrire son existence.

*À ce qu’en dit Freud dans Deuil et mélancolie.

Photo par Sue Rickhuss de Pixabay

2 Commentaires

  • Laure-Anne Fillias-Bensussan dit :

    Ce parcours convaincant traverse les Psaumes à travers le prisme de l’angoisse, de la mélancolie et du chant ; et c’est ainsi qu’il y retrouve très pertinemment le pari de Pascal. Ce qui y tiendrait lieu de néant, de consomption dans les plaisirs, ce serait ces mortifères états d' »être », et de vie éternelle – ou Royaume trans-temps- serait l’aptitude de l’être au chant, Et aussi à la danse ? à la beauté qui fait chanter l’être, qu’elle sorte de nature ou de culture ? à la pensée qui prend du recul ?-
    Il permet donc de poser la question de Dieu avec une légèreté, – pas celle de haber, la fumée- mais de bond et de rebond, une légèreté qui ne pose rien mais avance…
    Merci !

    • Ariane Beth dit :

      « Royaume trans-temps » : bien trouvé, pertinente lectrice ! Et aussi « trans-espace », les deux au sens d’inscription dans, mieux de faire-corps avec « deus sive natura ».
      Chant, danse, beauté, pensée apte au décentrage, ce genre de choses, et donc « admiration », ce qui inclut l’admiration devant les êtres, l’amour.

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