Voix des routes lointaines : un roman français sur l’Ukraine
Cinq Zinnias pour mon inconnu, de Marie-France Clerc
Traduit du Français par Yana Vestel en collaboration avec Markian Peretyatko. Edité à KYIV chez l’ESPRIT ET la LETTRE, 2021. 256 p.
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Voici comment un été en Provence peut être un été de changement et de découverte de soi. Et comment, en expliquant à vos petits-enfants des mots difficiles tirés de dictionnaires historiques, vous vous plongez dans le passé et vous vous souvenez de ceux qui ont vu de leurs propres yeux la couleur de ces mots, de ceux qui les ont entendus, sentis, goûtés et touchés. Que faire, enfin, lorsque ces morceaux de mémoire, « images secrètes d’une source inconnue » (p. 178) qui remplissent votre âme de chagrin, ne vous laissent pas en paix ? Vous devez absolument parler de tout, vous exprimer, crier, pour faire entendre ces voix (non)-étrangères venues de routes lointaines…
Dans le roman «Cinq Zinnias…», l’écrivaine française Marie-France Clerc (née en 1944 à Dijon) présente un canevas autobiographique de son histoire familiale. L’œuvre est fondée sur les souvenirs de ses grands-parents Yamkovij, originaires de la région de Vinnytsia, qui émigrèrent en France dans les années 1920. Alors Natalie (le personnage principal, notre contemporaine) voyage à travers ces souvenirs, essayant de ressentir la tragédie de la vie de Marusya et Zinovij, forcés de fuir la révolution bolchevique. Zynovij, le grand-père de Natalie a combattu pour l’Ukraine avec Petliura en 1917. Après la défaite de son armée, il est allé à Kalisz, en Pologne, une ville où des officiers ukrainiens vivaient dans des casernes. Lorsque le camp dut fermer, en août 1924, Zinovij choisit la France, « terre de liberté », pour lui et sa famille. Comme le rappelle affectueusement Natalie, «mon grand-père portait en lui le grand silence des steppes. J’aimais son look droit, sa moustache de cosaque luxuriante et même sa tête chauve !» (p.42).
Natalie essaie pas à pas, mémoire après mémoire, de suivre leur hitoire de «ressentir de la même manière […] ce qu’ils ont vécu». « C’est ainsi que je leur montre mon amour» dit-elle (p. 124). Natalie admet consciemment qu’il lui a fallu beaucoup de temps avant qu’elle puisse «[s’]‘inscrire dans l’histoire générale de l’émigration et situer l’histoire de [s]a famille dans l’une des formes les plus douloureuses de l’exil, celle des réfugiés politiques, déplacés, sans-papiers, dégradés; une histoire d’émigrants fuyant les massacres, n’emportant avec eux que les vêtements qui sont sur eux, au mieux, des bijoux, un paquet de billets périmés et un surmatelas rouge. Ces gens-là nous sont montrés tous les jours à la télévision : ils ont tout perdu, même leur pays a disparu. Et chaque fois, je vois les yeux de Marusya dans les yeux effarés de ces gens »(p. 32-33)
Grand-mère Marusya est l’image lumineuse d’une femme qui a gardé malgré tout dans son cœur l’amour de la vie: «Elle ne m’a jamais parlé de la souffrance qu’elle avait vécue, de ces choses que vous ne lirez pas dans un manuel d’histoire » dit Natalie, (p. 42). Marusya avec une posture aristocratique, son visage «irradiait la sérénité du jardin fleuri qui poussait près de sa maison » (p. 30). Ce «visage où se reflétaient de l’intérieur toutes les expériences de la vie, toutes les douleurs auxquelles elle s’interdisait de penser, ce visage cachait les choses que l’enfant ressentait sans pouvoir les nommer » (p. 30). Pour Natalia, l’image de Marusya est le fil de la mémoire qui la relie à l’Ukraine, la terre perdue, une mémoire qui acquiert enfin de nouvelles formes symboliques, de nouveaux contextes symboliques pour elle.
Natalie s’immerge tellement dans le passé qu’elle voit très clairement les choses et les détails, les images et les moments d’autrefois. « Je me souviens d’avoir espionné mes grands-parents, derrière la porte de la cuisine. Ils étaient assis à table sous la suspension, buvant du thé sucré avec de la confiture, chuchotant des mots tristes incompréhensibles, mais l’intonation de la conversation m’avait abasourdie. Je me souviens aussi de cette boule dans la gorge quand j’écoutais des chants religieux dans une langue mystérieuse, que chantaient d’une voix grave mon grand-père » (p. 193). La langue ukrainienne pour Natalia n’est pas seulement la langue de sa famille, c’est plutôt la langue de son enfance, un espace en voie de disparition où se trouve pourtant un inconnu… La maison de Maroussia restera toujours pour Natalie sa maison: « ma maison, maison de mon passé, quand le temps semblait éternel, quand le temps était toujours ensoleillé quand les dahlias étaient plus grands que moi» (p. 58). Il est important qu' »après la mort de Marusya, Natalie n’ait plus jamais entendu cette langue » (p. 30) : elle a grandi sur le territoire français, a utilisé la langue française, tenant derrière sept serrures perdues dans la conscience le souvenir de « la maison de Marusya ».
La Française de soixante-dix ans s’éveille à « la nostalgie d’une grande famille ukrainienne, dont [elle] ne sait rien » (p. 65), cette nostalgie la pousse à rechercher ces personnes qui un jour ont « disparu »… les oiseaux se sont envolés de son arbre généalogique. C’est pourquoi il s’agit d’un roman-découverte – en particulier découverte d’un parent refoulé disparu, découverte de soi-même dans le récit du passé à la croisée du futur, et aussi découverte de la vérité qui, malgré tous les politiciens et idéologies, survit et nous revient, parce que « les murs tombent, les archives s’ouvrent, l’encre tombe sur le papier » (p. 43).
L’Ukrainienne Lyudmyla aide Natalia à trouver de véritables preuves dans les archives de Vinnytsia et de Kiev. La recherche a lieu juste après la Révolution de la Dignité, après les événements sur le Maïdan en 2013-2014, après l’annexion de la Crimée et l’occupation russe du Donbass. L’héroïne Clerc suit les nouvelles d’Ukraine, sympathise avec le peuple ukrainien. Chez Clerc, on a une position anti-impérialiste claire, ses héros condamnent toutes les formes de colonisation et d’humiliation, le pouvoir et la conquête. La question de la langue est aiguë dans le roman (le classique Gogol, l’écrivain moderne Andriy Kurkov, le bilinguisme en Ukraine, etc. sont évoqués).
Ce roman psychologique, historique, social et en partie policier de Marie-France Clerc peut être vu comme le message de retour d’une femme – vers ses racines et ses origines ancestrales ; « vers un passé qui ne cesse de faire mal…». M.F. Clerc montre comment pour elle, l’Ukraine est passée de l’image d’un nuage sur la carte de l’imagination à celle d’un pays européen tout à fait réel, sans cesse accablé de révolutions, de famines, du Goulag ou de la guerre… Cette histoire est également la nôtre, nous Ukrainiens en particulier ! Mais nous ne l’avons pas encore complètement étudiée et nous n’avons pas encore bien compris quoi en faire ensuite… Dans son texte, l’auteure interpelle également ses lecteurs français, elle leur montre que l’Ukraine n’est « pas un monde de fantômes, mais un pays complètement vivant ! (p.127) – avec sa culture et ses traditions uniques ». Par ailleurs, le récit de Marie-France Clerc est aussi un roman sur l’émigration où elle aborde des questions difficiles d’identité, d’identification, d’intégration, d’assimilation, etc. Comme le note Andriy Kurkov dans la préface de l’édition ukrainienne du livre, il s’agit pour le lecteur ukrainien d’une «histoire poétique » sur « la nécessité de mener un dialogue pour en savoir plus » (pp. 10-11).
En effet, des échanges de points de vue dans le dialogue des générations sont nécessaires pour nous tous aujourd’hui, à l’ère de l’emploi constant et de la hâte, de la dévaluation et de l’indifférence. Natalie éprouve un grand bonheur lorsque son petit-fils Léo lui prend la main : « il m’a pris la main… cette main que Marusya et Zinova avaient autrefois tenue ; tout comme leurs parents, les grands-parents l’avaient fait dans les temps anciens. Pourtant, les fluides mystérieux qui ont traversé leurs corps et nous imprègnent maintenant restent tout aussi impressionnants »(p. 165). La continuité de ce dialogue, voire polylogue, détermine le processus de transmission et de succession spirituelles d’une génération à l’autre, car « transmettre qui nous sommes, c’est puiser dans les profondeurs de notre inconscient plus que nous n’en savons sur nous-mêmes : c’est peut-être là la magie de la mémoire vivante ? » (p.95).
Pour Natalia, ce souvenir vivant est chaleureux et palpitant – un souvenir d’êtres chers qui ne sont plus! Tant que continueront à ciruler ces fluides tremblants sous la peau, demeurera en Natalie le souvenir de chaque regard, de chaque caresse, de chaque mot ou geste, de chaque souffle à peine audible… Car il y a quelque chose, d’intemporel et d’extraterrestre qui se rapproche de nous, nous introduit à nous et nous ouvre à nous-mêmes : « Cela fleurissait dans d’immenses jardins dans cette autre vie » (p.93)…
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Roksolana Zharkova
(© R.Z.)
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