A Wanda Skonieczny, photographe, et à ses doubles troubles.
À mon ami A.B.

Gothic addict blues

J’ai introduit avec précaution le CD dans mon ordinateur.

Mon collègue Achille B., qui me l’avait passé, m’inspirait jusqu’à ce jour la plus totale confiance, mais la manière dont il m’avait dit tout à trac tu n’as pas l’air en forme, tu devrais essayer ce jeu, ajoutant devant mon œil perplexe, c’est un inédit, il est fait pour toi, tu m’en diras des nouvelles, enfin, j’espère, ça m’avait fortement déplu, et laissée sans voix.
Car, s’il est vrai qu’en matière de jeux vidéos on ne me la raconte pas, au boulot, c’est ma règle, je n’en fais pas état, de ma petite came douce-amère à moi. Comment avait-il su ? Avait-il remarqué la musculature exceptionnelle de mon pouce droit ? L’avait-il connectée à mes yeux battus de nuits qui ne pouvaient être que virtuelles ? Mais qui regarde mes yeux et mes mains ? M’avait-il reconnue dans certains de mes avatars des jeux en réseau ? Et à quoi ? Elles me ressemblent si peu, ces puissantes créatures de rêve. Et puis alors, addict, lui aussi ?
C’était bizarre. Car même si nous parlions volontiers littérature, je n’évoquais jamais ma passion pour les jeux de rôles, les romans gothiques, les cabinets de curiosité, et la philosophie dans les boudoirs solitaires. S’il ne m’avait pas prise à part, très discret, d’aucuns, à son air, auraient même pu se demander, s’il ne s’agissait pas d’un de ces jeux interactifs un peu olé-olé qui circulent sous le blouson d’impubères avides de spectacles éducatifs d’un certain genre, voire même s’il n’était pas en train de me draguer ; mais ces suppositions étaient à écarter, si on songeait, d’une part à la brillante carrière intellectuelle de mon collègue, à sa passion qui semblait exclusive pour les écritures néo-expérimentales post-post-modernes, les gloses du cinéma sino-japonais d’avant-guerre, et ses propres réécritures néo-classiques de L’Iliade, et, d’autre part à ma réputation soigneusement entretenue de coincée irrécupérable et farouche.

Et puis je n’osais pas dire de peur de l’offusquer que je trouvais Achille bien moins sexy qu’Ulysse, et m’en trouvais un peu lâche.

Aussi avais-je reçu avec méfiance l’objet lui-même, un CD sans marque, sans étiquette, juste glissé directement dans une vieille enveloppe à bulles recyclée au timbre des Champagnes Veuve Clicquot – intéressant, méritait-il d’être mieux connu, l’A.B. ?-.

Ce disque à facettes stroboscopiques, sans mention aucune, ni indication d’origine contrôlée, avait tout du vaisseau pirate potentiellement porteur de fièvres virales, et autres redoutables chevaux de Troie, dressés à porter la guerre bactériologique sur le char de la cirrhose dans les entrailles de mon disque dur pourtant archi-fortifié. Les remparts de Pergame eux-mêmes, m’étais-je souvent félicitée, n’avaient pas résisté à Ulysse.

Mais j’étais trop confiante. Et accro ; donc vulnérable. J’avais depuis longtemps fait le tour de mes livres et de mes chats, et j’étais devenue, la nuit, la diva des joysticks-prises de tête, la tueuse de monstres en réseau, la dungeons connection à moi toute seule. A peine à la maison, je me suis versé un verre de blanc tout plat, j’ai saisi fébrilement le CD et envoyé la Veuve Clicquot valser où elle voudrait dans les bras de mon rationalisme prudent de pédago.

Open. Enter. Menu. Pas de notice. Pas de règle du jeu. Une mosaïque de trente-six cases. Rouge, noir, blanc. Des gens. Rien que des gens dans une presque immobilité ondoyante. Des couleurs, des costumes, un apparat de rituel orgiaque ou funèbre. Des sarcophages à poupées de cire. Des paires. Ou des couples? Est-ce que finalement, l’hypothèse prépubère… ? Il y a aussi des trios, semblables ou non…Quel est le système d’organisation ? Croissant, décroissant, si l’on se fie à ce couple gigogne avec enfant, ou à ce tiercé femelle, du personnel de la maison Kafka ou Andersen. Mais ces trois autres, là, sont presque de la même taille, à moins que la progression soit le chemin de leurs grandes chemises grises vers le noir. Un poker ? Paires, tierces, brelans. C’est ça. Il faut distribuer les cartes. Mais contre qui joue-t-on ? Pas de mise en réseau accessible. Les joueurs sont-ils dans la mosaïque au milieu des cartes ? Là-haut, une sorte de jeune bouddha, très concentré, semble prêt à m’affronter. Mais sous son air calme, il pourrait aussi bien être l’Ajax de la diode. Méfiance. S’en rendre maître, ne pas devenir sa minable proie. Ne pas cliquer tout de suite. Il a l’air sûr de lui. C’est certain, lui connaît la règle du jeu. Essayer d’en savoir plus avant d’y aller. A côté de lui, une fille seule en blanc, une sorte de morte amoureuse, une Cassandre, ou une Médée – je cherche les petits, introuvables, déjà mangés ?- … Elle ne me dit rien qui vaille ; les revenantes dans les romans gothiques, j’adore ; mais comme meneuses de jeu, je vais devoir m’en méfier, elle sent sa Parque à plein nez ; d’ailleurs pas très loin, il y a une proie abattue, un gars à l’air pas fini, un cœur congelé. Tout en bas, à gauche, une pauvre fille joujou toute seule, elle aussi est prise dans la pierre, et à tous les coups, elle cherche le petit garçon statue. Les voilà donc, les petits sacrifiés… ? Je ne sais de quel côté du miroir ils arrivent tous, ces êtres juvéniles, abandonnés, si graves qu’on n’a pas envie de jouer avec eux. Quelle Méduse ont-ils vue face à face ? Un peu à part, presque au milieu dans ce monde de glaces sans tain, d’équations inégalitaires, une féline créature rousse et rouge et crucifiée. Ou bien en vol ? La dame de cœur, la sorcière du jeu, son enjeu ? Ou plutôt la mort elle-même, résolue et aguichante devant son rideau cramoisi. Nom d’un dragon, mauvaise rencontre, surtout que… qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Là en bas, coincée entre deux barreaux dans une incommode posture assise debout … je rêve, ou… c’est moi ? Et deux étages plus haut, encore moi, mais crucifiée façon saint-André, moins les clous…Encore ? C’est quoi ce jeu ? Bon sang, on sort comment ? Je n’arrive pas à reprendre la main, le joy semble vouloir prendre le contrôle. Au-dessus de la goule sexy, je réalise maintenant qu’il y a un tas de poupées mortes. Ne pas trembler, ne pas cliquer inconsidérément n’importe où. Mon portable sonne. Je fais un bond. Je décroche. La voix d’Achille B. Exceptionnellement détendue, un peu ralentie même. Arrosée de Veuve ?

« C’est pour te dire, je suis désolé, je me suis trompé. L’enveloppe Veuve Clicquot, n’y touche pas, c’est des photos artistiques, c’est très personnel ; le jeu, je te l’apporterai demain. On se voit après le boulot pour faire l’échange ? »

Trop tard, l’abbé. J’avais, en sursautant, cliqué sur l’Erinnye rouge. Et c’est arrivé. Quand Achille a raccroché, l’écran est devenu noir, il y a eu un grand soleil blanc-métal au centre puis une boule orange puis rouge feu, puis la mosaïque est revenue en un flash, s’est embrasée… j’ai eu le temps de me voir hurler et brûler sur la croix de Saint André, de voir rigoler le Dionysos sarcastique, et je le jure sur ma vertu, c’était devenu le sosie d’Achille B. ; la goule rouge rigolait aussi, et la terrible Cassandre. J’ai attrapé la lampe de bureau, et j’ai tout démoli, l’ordinateur, le CD, le joy, le téléphone, et il y a eu comme un grand bûcher mais muet, pas de son, pas de voix, sauf la mienne dans la chambre, renvoyée par les murs, chante, Muse, la colère d’Achille, colère dévastatrice qui par milliers fit souffrir les Achéens, les éjecta, fumées, rien que fumées, chez Hadès, les laissa eux, leurs corps, comme nourriture aux chiens…1

Puis, plus rien.

Non docteur, je ne jouerai plus. Tout ce temps après, elle chante encore en moi cette colère, elle hennit comme un cheval perfide. Je ne veux pas revoir A. B… il paraît qu’il a cherché à me rendre visite à l’hôpital. Trop aimable. Mais je me fiche des écrits néo-expérimentaux post-post-modernes, de l’Iliade, de Kafka et du cinéma asiatique des années 30. Je ne veux pas le voir. Je ne veux voir personne. Je me fiche des boudoirs philosophes. Je ne veux plus bouger. Je ne veux plus respirer. Je veux être farouche et irrécupérable. Non je ne jouerai plus, non je ne retournerai pas au travail. Trouvez-moi une petite case carrée bien tranquille où attendre que la vie passe. Au-dessus de mes yeux, même quand je dors, il y a toujours ce bouddha bizarre qui me fixe, et une fille toute blanche qui rigole, la bouche terriblement rouge.

Bizarrement les pompiers ont retrouvé l’enveloppe Veuve Clicquot et ses bulles intactes, et le CD avait résisté aux flammes. Veuve Clicquot. Si je rejouais j’adorerais ce pseudo. Bien sûr que non, docteur, je ne rejouerai pas. Quand ils m’ont rendu tout ça, un peu perplexes, j’ai réalisé qu’au verso de l’enveloppe à bulles, quelqu’un avait dessiné le grand bouclier cosmique, je vois que vous ne vous souvenez, pas, mais si, dans L’Iliade, le bouclier forgé pour Achille par Héphaïstos en échange d’un petit câlin avec Thétis ? et dessus, rien moins que l’univers ! Tout autour du croquis, on lisait d’une petite écriture régulière Just try to play the game, baby… Qui s’est permis ça, nom d’un donjon, quel enfant de zombie ? Qu’il se paye une descente aux Enfers et aille se faire voir chez les Ombres !

En tous cas, à l’évidence, la réponse est forcément dans le jeu…

Mais non, je vous jure, c’est promis, docteur, je ne rejouerai plus. Bien sûr que je prends mes petites gouttes. Et puis je fais des siestes, je me couche tôt, je ne mange plus de viande, je ne bois que de la tisane.

Et je relis L’Odyssée  en petit grec, en boucle, c’est fou ce que ce roublard d’Ulysse me calme.

 

1-L’Iliade, vv.1sqq, trad° L-A F-B

Laure-Anne Fillias-Bensussan

Laure-Anne Fillias-Bensussan

Déracinée-enracinée à Marseille, Europe, j'ai un parcours très-très-académique puis très-très-expérimental en linguistique, stylistique, langues anciennes, théâtre, chant, analyse des arts plastiques, et écriture. Sévèrement atteinte de dilettantisme depuis longtemps, j'espère, loin de l'exposition de l'unanimisme des groupes de réseaux, continuer à explorer longtemps la vie réelle et la langue, les langues. Reste que je suis constante dans le désir de partager, écouter, transmettre un peu de l'humain incarné au monde par l'écriture ; la mienne, je ne la veux ni arme militante, ni exercice de consolation, mais mise en évidence de fratersororité. J'ai publié deux recueils de poèmes, écrit une adaptation théâtrale, participé à la rédaction de nombreux Cahiers de l'Artothèque Antonin Artaud pour des monographies d'artistes contemporains ; je collabore aussi avec la revue d'écritures Filigranes. - En cours : deux projets de recueils de courtes fictions, et d'un recueil de poèmes.

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    13 Commentaires

    • Alzieu Bernadette dit :

      Hipipipp hourra! Bravo Laure-Anne, à quand un roman? Et Roland me souffle : un livre et une adaptation inéluctable au cinéma
      Gros bisous

      • Laure-Anne Fillias-Bensussan dit :

        Merci beaucoup chère Bernadette, c’est sympa d’avoir pris le temps de commenter, et aussi laudativement, je suis touchée ! Le recueil des brèves odyssées est en cours, le roman c’est une autre paire de manches… longues et raglan, et je suis une petite tricoteuse je crois… La prochaine paraîtra à la fin du mois sur le site de fragile-revue.fr. A bientôt?

    • Ariane dit :

      Très très exotique pour moi tout ça ! Plus que le cinéma sino-japonais des années 30, ou l’écriture néo (et même paléo) expérimentale. Mais je me laisse porter par l’écriture, sa belle énergie et sa réjouissante inventivité. Plus efficace pour moi qu’un jeu vidéo pour soigner les prises de tête …
      Bref merci à toi, à Achille B. et à l’autre, à ce bon vieil Homère. Sans oublier « ce roublard d’Ulysse » avec qui on a tant de plaisir à s’embarquer.

      • Laure-Anne FB dit :

        Pour être honnête je n’ai jamais joué de ma vie non plus à aucun jeu vidéo ! J’ai vu un peu mes fils jouer et d’autres personnes.. mais la biographie ne se niche pas toujours là où elle a l’air dans mes histoires un peu dingues qui essaient quand mm de dire deux trois choses à leur périphérie …
        Merci de ton retour amical !

    • Eh bien ! Par l’Iliade et l’Odyssée, j’y ai cru, au début… et puis, (un peu plus tard) bah ! c’est pas vrai. Ensuite, frissonnante, je me suis dit, tout de même sur ce récit-là, Laure-Anne, assez perchée non ?
      Enfin bref, le coup est réussi.
      Amicalement.

      • Laure-Anne FB dit :

        Perchée toujours un peu même si ça ne se voit pas forcément…mais mes histoires un peu dingues essaient quand mm de dire deux trois choses à leur périphérie …
        Merci beaucoup de ton retour, Philomène !

    • bellatorre dit :

      Quelle galerie! On dirait Laure Anne que tu as convoqué dans ce récit échevelé les personnages qui apparaissent dans les mosaïques photographiques de wanda pour les entrainer dans une danse un rien macabre et précieusement délirante,un sorte de nef des fous endiablée, à moins qu’il ne s’agisse plutôt d’une version moderne et revisitée de l’enfer dantesque. Quoiqu’il en soit on te suit, on a envie de jouer le jeu surtout évidemment quand on s’appelle AB!
      AB

    • Sophie Chambon dit :

      On ne saurait mieux dire😘
      On pense à une danse sous le volcan dans ce texte dantesque, immersif dans le monde des jeux virtuels. Mais je retrouve ton obsession amoureuse pour Ulysse, tu t’arrêtes donc avant le dernier cercle, préférant les flammes à la glace. Et puis, je t’ en sais gré, tu fais une place au bouillant Achille, toujours prompt à une certaine démesure, prêt à allumer les derniers feux…

    • Geneviève COURAUD dit :

      Très drôle et un brin inquiétant n’est-ce pas?‧Elle est diaboliquement conduite, cette affaire!
      Je ne connais rien-de-rien aux jeux virtuels, bien que, pro de la belote, et même de la belote coinchée (victoire en concours par équipe lors des courses de vaches landaises de Gabarret – il y a des témoins), du tarot, et du whist, j’aie adoré les jeux de carte. Mais voilà – et c’est bizarre – la passion des cartes résiste à l’écran, et je ne connais rien aux jeux virtuels, zéro référence. Aussi, ai-je craint un moment en te lisant, Laure-Anne, de ne pas comprendre où nous emmenait cette description précise, pointue, détaillée de consignes, cases et personnages dont aucune ne me parlait. E-ga-rée!
      Quant aux références. Bon, Médée, Achille, l’Iliade, et koulchi family, ça rassure. Mais chère Wanda??? Que viens-tu faire là?
      Sois rassurée, Laure-Anne, la suite m’a récupérée et j’ai bien ri. Et relu ce qui précédait. Et cela valait la peine.
      On devrait toujours lire les textes à l’endroit et à l’envers.

      • Laure-Anne FB dit :

        Chère Geneviève,
        Je n’ai jamais touché un joystick du milieu sinon pour les enlever du salon où mes fils ont joué en revanche…tu m’ouvres des horizons moi qui ai oublié jusqu’aux règles de la belote va falloir que je me réinitie !
        Oui tu as dû reconnaître la mosaïque de l’artotheque, un des premiers de nos ateliers Bellatorre ! Le texte complètement remanié et maniaquement retravaillé vient de là.. de bien bons souvenirs !

    • Jacqueline L''heveder Guaffi dit :

      Quand un esprit lettré, subtil et brillant perçoit et crée des liens entre le monde ancien et le monde plus que moderne, il en résulte une vivifiante mise en abime et une réjouissante intrigue à la Kubrik, je pense à  » Eyes Wide Shut » et à son univers en général. Bravo donc à l’esprit et à celle qui l’héberge qui mettent à profit leurs dons pour mon plus grand plaisir.

      • Laure-Anne Fillias-Bensussan dit :

        Grand merci ! Le rapprochement me touche et m’honore, même si comparaison n’est pas raison…mais déjà le petit bassin me convient, quand d’autres nagent dans la cour des grands…

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