Je me nomme Alban Kacher. J’ai 21 ans et je viens d’achever mon premier recueil. Il sera publié en début d’année prochaine aux éditions de la Crypte. Cette maison m’a honoré du prix qu’elle décerne chaque année à un auteur de moins de trente ans n’ayant pas encore été publié.

Ces poèmes sont nés d’une traversée à vélo de la Scandinavie en solitaire. Il ne s’agit pas d’un « journal de bord » puisque j’effectuai l’essentiel du travail poétique après mon retour à Paris. De même, je ne crois pas que l’on puisse réduire ce recueil à un récit de voyage. Bien que l’agencement des parties suive un ordre que l’on pourrait appeler narratif, ce n’est pas là l’essentiel. L’enjeu était plutôt pour moi de capturer un souffle (celui du vent du Nord) et des sensations, vives, ponctuelles, éphémères. J’ai fait le choix de ne pas prendre de photos au cours de ce voyage. Je n’ai pas peur de l’oubli. Ce qui doit rester restera, ma mémoire le conservera. J’ai appris à vivre comme l’on fait ses sacoches, pesant et réfléchissant à la nécessité de toute chose.

Je me suis efforcé de suivre cette même philosophie du dénuement et de la sobriété lors de mon travail poétique. Je me suis ainsi refusé l’emploi de notions et procédés (comme les références métalittéraires par exemple) que je jugeais lourds ou inutiles. Je n’ai pas souhaité non plus trop m’attarder sur certains lieux communs, et il ne s’agit pas là d’un simple caprice ou désir d’originalité. Prenons par exemple la question de la solitude. J’aurais pu me laisser aller à l’éloge topique, teinté de misanthropie, de la vie de l’homme seul dans la nature. Mais ç’aurait été aller contre ce que m’a révélé mon expérience: je n’ai tant apprécié la solitude que parce que je savais que l’on attendait quelque part mon retour. Il y aurait matière à disserter longuement et ce n’est pas là le lieu, mais autant qu’en philosophie, je crois que la justesse avec laquelle on emploie les concepts est primordiale en poésie.

Volvere célèbre les retrouvailles entre un homme et son corps. Toute une section du recueil est d’ailleurs consacrée à l’empreinte physique laissée par l’errance. De nos jours, la poésie parle du corps, elle semble même parfois obsédée par lui. Mais paradoxalement, le résultat me paraît bien souvent tristement abstrait, parfois violent sans raison. Il m’a semblé qu’en partant d’une expérience vécue et en reliant toujours le corps à l’environnement qui le façonne, je pourrais me garantir contre ce risque.

Que l’on ne se méprenne pas. Bien que ce soit mon voyage qui les ait inspirés, ces poèmes ne parlent pas seulement de moi. Une légende s’élabore ici, comme si notre époque avait besoin de dieux plus terrestres, plus fragiles. Celui qui roule, c’est tantôt je, tantôt il, la distinction n’importe pas. Je ne suis ni le premier ni le dernier à faire le tour de la Baltique à vélo. Je parle donc aussi un peu au nom de tous ceux qui firent et feront ce périple. Ce périple ou un autre d’ailleurs. Je parle de l’errance, du mélange de joie et de souffrance dont elle est indissociable et, au terme du recueil, du lien étroit qu’elle entretient avec la condition humaine, ou du moins avec un certain choix de vie.

Car volvere, pris dans son sens latin, signifie à la fois rouler et penser (volvere mentes), le voyage est exploré à la fois comme processus éminemment physique et activité réfléchie, ces deux dimensions coexistant en la personne du pédalant pèlerin…

1

La route enfin départ pour où je ne sais mais j’aime ah dieu que j’aime la route et les lointains qu’elle chasse levant l’arc du genou qui ploie ploie et jamais n’assoit et jamais ne sursoit au départ dans le vent sur la route qui m’appelle et m’obsède

Je pars ignore quand si comment reviendrai car j’aime ah dieu que j’aime les éternels retours pour je ne sais plus où est ma patrie vagabond mes yeux aux pupilles en déroute guident les navires vers des ports invoulus

2

J’ai vécu quelques années en pur esprit flottant pâle

dans de grandes salles poussiéreuses

quelques années sans usage des portes

puisque je traversais les murs pour sortir

et je ne sortais pas

mais aujourd’hui mon corps m’est rendu et mes douleurs

ne me tirent que des sourires

je sens cette cuisse qui m’emporte bielle

la bise sur mes mains nues

et quelle surprise qu’une

langue échouée sous ce ciel rose lourd

d’une pluie qui ne vient jamais

les mains libres et belles car vides

les yeux fous et ma bouche close et clos les livres

et ma bouche close sur telle bouche close un temps

3

Regard à mesure de souffle

le sommet de la côte pour ciel suffisant

le prochain tour de roue pour seul projet de vie

sa trotteuse battements de cœur

ses battements si lents

qu’il retarde sur Paris de six heures vingt-quatre minutes et treize secondes

depuis trois mois qu’il est parti

trois mois sans lit son dos a pris la courbure de la terre

trois mois sans toit ni sol seulement

deux pédales en orbite

et pour sud ce qu’il appelait nord

soudain sa vie

revenue sans crier gare ni terre

la proue heurtant port et lui

débarqué sans ménagement aucun

le ciel celé de toits

le sol fixe à en pleurer

et ce lit où il ne sait dormir sa fenêtre donnant sur ce jardin

où il allume de grands feux de camp

quoi qu’en disent les voisins

4

Et moi aussi je retrouve mon Ithaque au terme d’un périple à chanter

maculé de boue

pétri de visions qui me reprennent parfois

me font perdre le fil

rennes j’ai suivi leur course folle à flanc de fleuve après Røros ville du grand ouest dans le grand nord rennes j’ai dormi lové contre leurs couvertures vives bramé de rut et de faim ma peau fera belle outre

où en étais-je ?

ah oui je voulais dire un retour

dire que j’ai perdu quelques kilos et mon chemin souvent

mais dire surtout que

j’ai encore mon cœur tout plein de la douceur du monde

9 Commentaires

  • A-H dit :

    Super !

  • Pierre Hélène-Scande dit :

    M’ont plu dans ce texte le travail sur le rythme et le souffle, la commune respiration aux vers et aux coups de pédales. 🙂

    • Alban dit :

      Merci pour ce commentaire qui saisit bien l’enjeu de ce recueil: abandonner la poésie torturée et métalittéraire au profit d’une voix enlevée, ancrée dans le vécu d’un corps.

  • Laure-Anne Fillias-Bensussan dit :

    Oui très beau partage rythmique , et dans une simplicité, une modestie, qui laissent espérer de belles suites pédalées ou pas…

  • Ariane Beth dit :

    Oui je trouve votre écriture très prenante, très présente. Je suis sensible au dialogue entre l’intimité du for intérieur et le monde dans sa grande ouverture, en diastole et systole. La poésie, quoi …

  • Christine Climeau dit :

    Je me suis laissée emportée par ces récits aux quatre vents qui attisent les sens. La quête de sens est présente mais pas pesante. Elle est fraiche et profonde, et puis voilà qu’elle passe à autre chose. A suivre j’espère sur les chemins de terre ou de bitume. Et à relire souvent avec à chaque fois des découvertes. Merci.

    • Alban dit :

      Merci Christine pour ce commentaire qui saisit bien l’équilibre que j’ai cherché à trouver entre réflexion sur le voyage et partage d’une expérience éminemment physique. Pour mon prochain voyage, j’envisage le kayak, donc peut-être plutôt sur les sentiers bleutés !

  • Christine Climeau dit :

    Il semble que je me sois vraiment laissé emporter …

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