« Peuples libres, souvenez-vous de cette maxime : On peut acquérir la liberté, mais on ne la recouvre jamais. » (DCS II,8 Du peuple)
Acquérir la liberté et la recouvrer sont pareillement des combats, mais pas contre le même type d’ennemi. Ils demandent autant de force et d’engagement, mais pas du même ordre. Ils ne mobilisent pas les mêmes qualités, ne jouent pas sur les mêmes ressorts.
Le combat pour acquérir la liberté est clair, frontal. Celui d’un nous contre un lui ou eux : tyran, armée etc. Un combat exogène. Le peuple qui a vécu un tel combat, mené une telle révolution, peut croire que la liberté si chèrement acquise lui est désormais indissociable.
C’est oublier qu’une fois la démocratie installée, la liberté peut être attaquée de l’intérieur, par des forces endogènes. Il ne s’agit pas d’un complot obscur. Simplement la liberté porte en elle sa propre contradiction.
Le peuple libre est celui qui peut faire ce qu’il veut. Or, Rousseau a déjà souligné la difficulté : « On veut toujours son bien, mais on ne le voit pas toujours : jamais on ne corrompt le peuple, mais souvent on le trompe, et c’est alors seulement qu’il paraît vouloir ce qui est mal » (II,3 Si la volonté générale peut errer)
Il y revient dans ce chapitre. « Un peuple peut se rendre libre tant qu’il n’est que barbare, mais il ne le peut plus quand le ressort civil est usé. »
La première partie est sibylline. Peut être l’idée que pour s’opposer à la barbarie de la tyrannie, il faut une force du même ordre. Sinon aussi brutale, en tout cas aussi brute. En d’autres termes, ce qui est décisif pour la libération d’une tyrannie est le rapport de forces. (Après quoi reste le travail d’établir une vraie démocratie, léger détail).
La seconde partie de la phrase décrit clairement l’état de nos sociétés.
Cela a été souvent théorisé, la libération de l’individu a produit un individualisme à double effet. Remède à l’archaïsme des sociétés patriarcales, religieuses, totalitaires, il peut devenir un poison mortel quand le ressort civil est usé.
Le fameux ressort seul à même de faire fonctionner la double articulation qui porte tout l’enjeu politique : entre droits et devoirs du citoyen, entre intérêts individuels et collectifs. Le ressort indispensable pour maintenir la démocratie en état de marche.
L’usure du ressort civil produit ce que Rousseau nomme « un moment de fermentation ; où chacun s’occupe de son rang et non du péril » (qui menace l’ensemble du corps social).
Nous sommes dans un tel moment. Dans la plupart des États où existe encore un peuple au sens de Rousseau, dont le fonctionnement se veut démocratique (en droit sinon parfaitement en fait), chaque parti, association, syndicat, semble plus soucieux du maintien de son rang que des périls (mineurs c’est vrai, genre désastre écologique, menace terroriste, instabilité géopolitique et économique). Ils mettent leur énergie à rivaliser, au lieu de coopérer en vue du bien commun (qui commence par l’évitement des maux).
On a envie de leur rappeler la devise d’Hippocrate : eh primum non nocere les gars ! Et ce qui est vrai à l’intérieur d’une nation l’est aussi entre nations.
Quant aux nombreux états du monde où la tyrannie est bel et bien installée (quoique moche et mauvaise), la fermentation y a viré en gangrène du corps social (symptôme logique la corruption à tous niveaux). Mais soyons optimistes : confrontés à la barbarie, les habitants de tels états peuvent (re)trouver la motivation et le courage d’acquérir leur liberté.
Pour nous aujourd’hui la question est moins périlleuse mais tout aussi décisive : trouver d’urgence les moyens de remettre en état de fonctionnement notre ressort civil. Ce n’est pas un boulot pour frimeurs ou boute-feu irresponsables, mais pour artisan(e)s patients et consciencieux.
L’ennui c’est qu’il y a foule chez les premiers et que les seconds sont rares*.
*Parmi eux Pierre Rosanvallon, qui depuis des années travaille, avec d’autres, à proposer des analyses et des solutions, avec un pragmatisme conscient des limites de tous et des conditions réelles. Je recommande chaudement son dernier ouvrage Les épreuves de la vie (Seuil 2021)
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Merci. On a besoin d’avoir un peu d’espoir, pour désamorcer un peu notre sentiment d’impuissance.