Le serpent et la lime (V,16) commence ainsi :

On conte qu’un serpent voisin d’un horloger/(C’était pour l’horloger un mauvais voisinage)

Sûr. Horloger ou pas, ça fait pas envie. On me dira y a des serpents inoffensifs, genre ça dépend si c’est une couleuvre ou une vipère. Ouais c’est vite dit. Perso j’aimerais pas, enfilant mes pantoufles, sentir un machin grouiller sous ma plante de pied …  Ah ! Vous voyez !

Cherchant à manger/ N’y rencontra pour tout potage/Qu’une lime d’acier qu’il se mit à ronger.

C’est là où le serpent a dû regretter de ne pas avoir squatté plutôt au voisinage d’une fromagerie. Qui dit fromage dit souris qui dit souris dit miam miam. Soit dit en se mettant dans la peau du serpent naturellement. Moi ingérer des souris je ne le ferai qu’en dernière extrémité genre retranchement dans galerie souterraine pour cause d’apocalypse nucléaire.

Cette lime lui dit, sans se mettre en colère : (…) Tu te prends à plus dur que toi,/Petit serpent à tête folle (…) /Tu te romprais toutes tes dents.

Bon. Qu’une lime parle, pas de problème on est dans la fable : rien de plus cohérent avec le cahier des charges conte, imaginaire et merveilleux. Mais qu’elle soit aussi zen, alors ça c’est un scoop. Petit serpent à tête folle : limite maternel, non ? Genre n’abuse pas des sucreries, mon chou, attention aux caries. Les limes je me les figurais jusqu’ici un peu plus mordantes.

Quoique. La seule que je fréquente vraiment c’est ma lime à ongles, et il est vrai qu’elle est du genre à arrondir les angles. (Mais peut être n’est-ce qu’un vernis et devrais-je me méfier).

Tu te romprais toutes tes dents, donc, alors que, figure-toi, moi Je ne crains que celles du temps.

Et philosophe avec ça, cette lime ! Du coup à ce moment de la fable on se demande un peu où ça va, où La Fontaine veut en venir (et avant lui Ésope et Mathurin Régnier) (les sources de La Fontaine sont en note dans mon bouquin pour chaque fable).

Ceci s’adresse à vous, esprits du dernier ordre,/Qui n’étant bons à rien, cherchez sur tout à mordre

Croyez-vous que vos dents impriment leurs outrages/Sur tant de beaux ouvrages ?/Ils sont pour vous d’airain, d’acier, de diamant.

Ah pigé. Le serpent c’est la criticature (langue de vipère, c’est cohérent). Et l’horloger un auteur qui construit une mécanique textuelle aussi précise que précieuse, aussi élégante que solide.

Mais vous voyez, vous, à qui La Fontaine peut bien faire allusion ?

Au fait, où est le pouvoir des fables ? Pas dans leur morale banale, qui flirte avec les propos du café du commerce, chasse sur les terres de Monsieur de la Palice.

Hélas on voit que de tout temps/Les petits ont pâti des sottises des grands (Les deux taureaux et une grenouille II,4)

Tu m’étonnes !

Selon que vous serez puissant ou misérable/Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir. (Les animaux malades de la peste VII,1)

Objection ? – Non non, Votre Honneur !

Il était expérimenté,/Et savait que la méfiance/Est mère de sûreté. (Le chat et un vieux rat III,18)

Sûr … Quoique ?

La ruse la mieux ourdie/Peut nuire à son inventeur,/Et souvent la perfidie/Retourne sur son auteur. (La grenouille et le rat IV,11)

Pas faux non plus.

Bref rien de nouveau sous le soleil. Et pas d’apport déterminant de contenu chez La Fontaine par rapport à ses devanciers, Phèdre Ésope et autres. « Fabulistes, philosophes, moralistes ont dit ce qu’il y avait à dire sur le plan éthique. Alors si l’homme ne progresse pas en humanité, c’est qu’il doit être décidément inéducable. » dit-il en substance.

JLF n’est certes pas le seul en son siècle à ne pas briller par son optimisme, de Pascal à Racine en passant par Molière ou La Rochefoucauld. (On peut pas briller sur tous les plans) (Mais c’est pas une excuse.)

Alors pourquoi écrire ? Vous, La Fontaine, pourquoi écrivez-vous ?

Le monde est vieux, dit-on, je le crois ; cependant /Il le faut amuser encor comme un enfant. (Le pouvoir des fables livre VIII,4)

Verrons-nous là une pure et simple incitation au divertissement ? La fable en question dit une chose plus complexe et plus forte.

Dans Athène autrefois, peuple vain et léger,/Un orateur, voyant sa patrie en danger se lance dans un discours politique hyper bien construit, avec argumentaire béton, style flamboyant. Résultat ? Tout le monde s’en fout. Alors il se met à raconter un conte pour enfants, une histoire de Cérès, d’anguille et d’hirondelle. Et d’un coup tout le monde est suspendu à ses lèvres, mieux, participe comme à Guignol : Et Cérès, que fit-elle ?

Ce qu’elle fit ? Un prompt courroux/L’anima d’abord contre vous.

Et là il se met à bien les casser sur le thème : vous vous sentez pas un peu minables, non, de vous intéresser aux faits et gestes de ces personnages fictifs plutôt qu’à la menace bien réelle qui pèse sur notre cité ?

À ce reproche l’assemblée,/Par l’apologue réveillée,/Se donne entière à l’orateur : Un trait de fable en eut l’honneur.

La fable a donc frayé passage à la vérité, en un détour paradoxal. Peut être aussi le moment de récréation a-t-il eu pour effet de réactiver les forces psychiques des citoyens, les rendant aptes à regarder en face la dure réalité ? Du bon usage des fables, donc.

L’ennui c’est que les gens qui fabulent, ça ne manque pas. Mais les grands fabulistes …

Image  Peter H de Pixabay

2 Commentaires

  • Laure-Anne dit :

    Peut-être en ce qui concerne celles de JLF, le pouvoir des fables s’enracine non pas dans les morales, ni même uniquement dans l’éveil à l’appropriation personnelle de la réflexion morale ou des objections qu’elles suscitent, mais aussi dans leur nombre, leur variété, le plaisir qu’elles suscitent,et la cohabitation, comme tu l’as montré, de morales parfois contradictoires, d’inviter à questionner sans fin la complexité du réel et les positions éthiques ou pragmatiques qu’elle requiert avec l’indulgence humaine que donne l’humour et la beauté ?

  • Ariane Beth dit :

    Voilà un parfait résumé de l’art de La Fontaine, je trouve. Bravo ! Le nombre et la variété : oui, je crois que tu as touché le point fondamental. L’intelligence dans toutes ses nuances, la finesse, la souplesse, la foi dans le pouvoir de la beauté, sont nos aides pour affronter le réel, et d’autant plus qu’il est bête, laid et méchant.

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