Les Jardins de Carnillac

 

Je me suis avancé vers les grilles ouvertes sur les jardins de Carnillac, l’esprit clair comme cet après-midi de juin. Je payais le prix d’entrée de la visite au couple âgé posé derrière une table blanche.

Ce hall de hauts chênes accueillait déjà une dizaine de personnes lorsque la dame se leva laissant flotter son large chapeau cossu enrubanné de satin noir pour rejoindre une femme qui arrivait au loin: notre guide.

Le bavardage des gens autour de moi m’avait empêché d’entendre correctement son prénom lorsqu’elle se présenta, mais en alliant les sonorités que j’avais réussi à capter, elle devait s’appeler Claire ou Gudrun. Non ! Plutôt Violette ou Marianne, enfin bref, quelque chose comme ça.

Je n’avais pu saisir son visage, elle était partie devant, et nous la suivions dans une nonchalance estivale jusqu’au manoir.

Je regardais de toute part les massifs d’arbustes fleuris, les parterres simples et la pelouse rase bordée d’arbres dont le ramage cachait l’étendue du ciel.

Là, dans le prolongement voluptueux de son bras, sa main nous emmenait vers les anciennes écuries, le bois canadien puis vers un buste de plomb jouant à lancer des jets d’eau au centre d’un bassin circulaire. Sa voix, je l’entendais enfin. Elle nous exposait l’histoire de la famille, des chronologies, parla de style néo-classique, d’un incendie en mille neuf cent quarante-quatre, et de voyages en Toscane. Je laissais son timbre m’imprégner : j’étais devenu comme une éponge.

Puis, nous partîmes vers l’orient jusqu’ à l’ouverture d’une porte imaginaire dans un mur de charmes d’où se succédaient, en forme de cascade, trois jeux d’eau qui donnaient chacun, à gauche comme à droite, sur des chambres végétales que nous allions découvrir.

Le chemisier mauve légèrement satiné de notre accompagnatrice laissait ses épaules nues. La chevelure flou, chatoyante flottait dans les parfums de buis. Ils étaient placés et taillés à la française dans des géométries précises et au sein de leur muret, des agapanthes bleues et d’autres plantes dont j’oublie le nom marquaient chaque chambre de façon singulière.

Sa jupe blanche de coton ne parvenait pas jusqu’à ses chevilles et à chaque foulée, elle dessinait un pas de danse sur la castine.

Nous marchions en grappe, j’étais transporté.

Puis se tournant un peu vers moi, elle me vit tout à fait.

Je crus qu’à ce moment je lui avait souri ou bien était-ce sous le joug de son élégance? Je ne saurais en dire davantage.

Un coup de tonnerre nous pressa vers le belvédère avant l’arrivée de la pluie. Depuis ce promontoire, une pente brutale de buissons descendait jusqu’à la rivière. Sur l’autre rive, des vernes se dressaient jusqu’à l’église romane dont le clocher dominait un joli village aux toitures serrées les unes contre les autres, presque enchevêtrées. Mes bras se sentirent bien seuls.

Le cours du fleuve, sa jupe fluide avec ses méandres, ses courbes fines posées entre le bassin d’eau et ses hanches me troublaient. Les nuages d’une hauteur vertigineuse laissaient s’échapper quelques lourdes gouttes éparses. Son bracelet d’or au poignet, le jour qui se perdait et la foudre en un éclair s’abattit entre elle et moi. Ou non ! Peut-être sur l’autre rive, je vacillai.

M’avait-elle pris la main ? Nous étions tout à coup sous la toiture d’un salon d’été. Les gens avaient trouvé fortune dans des fauteuils, des canapés . Mon cœur lui, chancelait. Elle était là, droite, veillant sur l’averse verticale.

Un homme lança : « Dans dix minutes, une fenêtre d’éclaircie ! » Il avait les yeux rivés sur son application météorologique. Nous dûmes patienter.

Le côté gauche de son visage m’apparût en pleine face et je ne pus m’empêcher de scruter son profil. Des traces de brûlures, de multiples cicatrices boursouflées, une partie du sourcil laissé rose vif, des lésions qui descendaient jusqu’à la gorge ; l’une d’elles hypertrophiée me laissait dans sa douleur. Elle n’avait peut-être pas cessé.

En la regardant suivre les gouttes de pluie s’écraser sur la table de fer, elle m’apparaissait apaisée pourtant. J’étais un peu soulagé sur le moment et levant le front au ciel je cherchais l’accalmie. Elle viendrait.

La pluie orageuse faiblit. La douceur de ce moment plus frais, passant entre les espaces de réception et l’ancienne borie avec sa mare sauvage, son potager, apaisa plus encore mon imagination.

Elle était toujours là, droite.

La pluie cessa et nous poursuivîmes l’itinéraire.

Lors des haltes : des échanges de sourires , des attitudes charmantes.

Mais à chacune d’elles, malgré moi, des flammes, des hurlements, des empressements, le cri des sirènes, des blouses et des masques bleus de chirurgiens tracassés, des pleurs et des douleurs, des bandages et des plaintes, je les imaginais.

Au bout de la visite, ma guide nous laissa à l’entrée du parc que je n’avais pas su regarder. Je remerciai nos hôtes assis derrière leur table blanche. Mes compagnons de visite notaient quelques louanges sur le livre d’or. J’en étais incapable, encore étourdi, aucun mot ne serait venu.

Je regagne ma place de parking à pas mesurés. Je revois la peau de ses bras frais. Les miens me semblent fort usés, tachés. Je m’accable sur la déformation de mes phalanges, les stries de mes ongles.

Je pose ma canne, cherche mes clefs. L’une de mes hanches est désormais en titane, celles de mon saxophone sont toujours en bambou et ce n’est plus la même musique lorsque je marche.

Je pense aux roses de la roseraie, ses arcades fleuries que l’orage a ruinées, les cœurs rabougris et les pétales à terre.

Des roses encore, celle de Ronsard. J’aurais bien voulu lui dire l’un de ses poèmes lorsque sous le gazébo, au bord des pétales rouges, nous étions ensemble.

Ses yeux, je les vois maintenant teintés de pitié. Qui suis-je à mon âge pour m’alerter de la fluidité, du sublime de ma jeune guide en longue jupe de coton blanc, me prenant la main, pressée sous l’orage ?

Assis au volant, je pense qu’elle s’appelle Mathilde.

Alors pour ne pas l’oublier, j’ai fait un nœud dans ma gorge.

Je me suis avancé jusqu’à la grille ouverte sur les jardins de Carnillac. Tout me semble à sa place. La châtelaine au chapeau cossu se lève et part à la rencontre de notre guide laissant flotter un soupçon… et revenant vers nous, d’une voix tout à fait claire, elle se présente.

2 Commentaires

  • Marc BECRET dit :

    Bravo à toi Pierre de nous conduire ainsi, avec le soutien attentif de Gabriella Zalapi, aux grilles du paradis !
    La réalité est trop éloignée de l’idéal pour ne pas succomber à la nostalgie des rencontres qui n’ont pas eu lieu. Les jardins de Carnillac sont un Éden où l’on espère que la jeune et charmante guide nous prendra la main. Même si le temps est passé pour ceux qui ont déjà trop vécu, même si l’orage est advenu, même si les brûlures (autres que sentimentales) ont dévisagé la belle, je veux connaître l’adresse des jardins de Carnillac.

Laisser un Commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.