En Allemagne, des collectifs citoyens

sur les traces des communautés juives disparues

.

Un reportage dAnne Roy (texte) et Chloé Devis (photos)

.

.

Elles et ils sont professeurs, infirmière, dentiste, banquier, librairepour la plupart à la retraite. Constitués en collectifs, de simples citoyens allemands sattachent à exhumer et à honorer la mémoire des communautés juives disparues de leurs petites villes. Recherches dans les archives, entretien de cimetières abandonnés ou de synagogues ayant connu plusieurs vies depuis leur désaffection, commémorations, interventions dans les écolesLeurs multiples activités en amènent certains à nouer des amitiés par-delà les frontières avec les descendants des survivants du nazisme, une façon d’être « réconciliés par le souvenir ». Mais ces bénévoles animés par des motivations diverses, parfois très intimes, se retrouvent aujourdhui confrontés à l’épreuve du passage de relais aux générations suivantes.

Un sentier, six marches de pierre couvertes de mousse quil ne viendrait à l’idée de personne de contourner même si, autour, la clôture est en partie effondrée : cest muni dune clé que lon accède à l’ancien cimetière juif de Dransfeld, blotti dans une clairière à l’écart de la ville. À l’ombre des sapins et des sorbiers, une centaine de tombes, pour moitié couchées en direction de Jérusalem, pour lautre moitié, plus tardives, debout en signe dassimilation, et une étendue dherbe laissée libre en prévision de futures sépultures. Depuis la guerre, il ny a plus eu denterrement en ces lieux: forcées à l’exil ou déportées, les familles juives ny sont jamais revenues. Par la suite, pendant une cinquantaine d’années, lendroit a été quasiment le seul vestige apparent de la vie de la communauté juive jadis installée dans cette petite ville à quinze kilomètres de Göttingen en plein cœur de lAllemagne. Sous réserve de savoir où il se trouve.

En cette fin octobre, Claudia Mielenhausen, infirmière à la retraite et élue verte au conseil municipal, contemple la ville en contrebas, appuyée à ses bâtons de marche : « Quand je viens ici, je me demande toujours ce que lon voyait à l’époque en montant au cimetière sûrement pas les éoliennes. » La vieille ville, alors, se limitait à la Grande rue et à quelques rues adjacentes, les autres quartiers ayant été construits plus tard : jusqu’à la montée du nazisme, les familles, juives ou non, cohabitaient dans ce qui n’était quun gros village. Son beau-père lui a raconté comment, enfant, caché dans la forêt attenante au cimetière avec ses camarades, il avait jeté des boules de neige sur une famille juive en train denterrer un des siens. « Son professeur, un nazi, les avait encouragés à aller voir la cérémonie en leur disant que les Juifs étaient enterrés le cercueil ouvert ». L’autre instituteur de l’école avait été poussé vers la sortie en raison de son appartenance au parti social-démocrate (SPD) interdit par les nazis en 1933. « À 90 ans, il pleurait en nous racontant ça ».

« Ce que jaimerais comprendre, cest comment les choses ont basculé, comment les gens ont commencé à ne plus fréquenter les boutiques les uns des autres, comment les enfants ont arrêté de jouer ensemble », confie Ernst Achilles-Wengel, professeur à la retraite et élu vert à la communauté de communes dont fait partie Dransfeld. Comme Claudia, il fait partie des fondateurs du Forum citoyen du 9 novembre, baptisé ainsi en référence aux pogroms menés par les nazis dans toute lAllemagne à cette date en 1938.

En immersion dans les archives

Leur collectif, qui compte aujourdhui douze membres, presque tous retraités, s’est constitué en 1995, en réaction au discours tenu par le maire de l’époque à l’occasion du 8 mai cette année-là. Celui-ci avait alors présenté l’issue de la guerre « non comme une libération du fascisme mais comme une défaite ». Les propos avaient fait scandale bien au-delà de la région. En réponse, le Forum avait organisé une commémoration le 9 novembre suivant en lisant les noms des victimes juives du nazisme à Dransfeld.

Un lieu sest imposé au collectif pour cette cérémonie : lancienne synagogue, cédée sous la pression par la communauté juive le 10 novembre 1938, et qui a par la suite servi de boutique, de cantine populaire puis d’église pour les catholiques venus de lEst, après-guerre, se réfugier dans cette ville protestante. Le bâtiment avait été officiellement racheté par l’État à des survivants installés à New York. Il est depuis 1975 la propriété d’une menuiserie, mais arbore toujours sur sa façade une étoile de David et un poisson chrétien entremêlés. Un « arbre à bonbons » y fleurit de violet chaque année en novembre.

L’association sest aussi donnée une autre mission, autrement complexe : retrouver les noms des Juifs de la ville. Le travail de mémoire sest ainsi doublé d’une enquête dans les archives qui se poursuit 24 ans plus tard. Parmi ces historiens amateurs, Wilhelm Behrendt, ancien directeur des études dun collège de Göttingen, fait figure de pilier.

Sa collaboration avec le Forum remonte à 1998, quand, de retour dun voyage à Auschwitz avec ses élèves, il a monté avec eux une exposition sur les enfants dans les camps de concentration. Depuis, il sest investi sans relâche dans les recherches, au point de connaître aujourdhui les noms et destins de chacune des familles juives dalors.

Pour leur rendre hommage, le Forum a fait poser, depuis 2013, 38 Stolpersteine, littéralement «pierres dachoppement », conçues par lartiste Günter Demnig. Il sagit en réalité de petits cubes dorés scellés dans le sol devant la dernière adresse connue des victimes de lHolocauste, une initiative déployée à l’échelle mondiale. Y sont gravés, pour chacune, le nom, les dates de naissance et de décès, et ce quil est advenu delles. A Dransfeld, certaines portent la mention « déporté, assassiné », d’autres « en fuite, survivant ».

Face à l’ancienne synagogue, au pied de ce qui était alors une école juive, des « pierres » honorent la mémoire de linstituteur, Levi Schwalm, sa femme Meta et leur fille Grete qui ont survécu en s’enfuyant aux États-Unis via la Hollande. Elles ont été financées par un pasteur de la ville qui avait connu les enfants. Un peu plus loin, au numéro 27 de la Grande rue, deux stolpersteine sont dédiés aux frères jumeaux Siegmund et Israel Isenberg, nés en 1867. Si la seconde porte la mention « destin inconnu », Wilhelm Berendt poursuit ses efforts pour lever l’énigme.

La famille Isenberg, sil en est une qui est susceptible de lavoir connue, cest Irmgard Spies. Cette dame de 94 ans ne quitte quasiment plus son appartement au premier étage dun immeuble de la Grande rue, mais garde bonne mémoire des années davant-guerre. Sur la table de son salon, des verres et du jus de fruit attendent les visiteurs : les membres du Forum, venus glaner des informations.

« Tout va bien au cimetière ? », s’enquiert la vieille dame, qui quitte son déambulateur pour s’installer à la table. Le lieu a, en effet, été plusieurs fois profané : en 1985, des tombes ont été renversées, et en 2009, des croix gammées y ont été tracées à la craie.

Las, Irmgard Spies ne sait pas grand-chose de la famille Isenberg. Son amie, c’était plutôt Bettina Simon, d’un an son aînée, qui habitait un peu plus haut avec sa famille et dont les frères étaient proches de son frère cadet. Elle se souvient avoir vu une voiture de soldats venir les chercher. « J’ai demandé à mon père où ils allaient, il m’a répondu que comme ils étaient juifs, ils ne pouvaient pas servir l’armée et quils allaient donc travailler pour les militaires », raconte-t-elle.

De leur sort, comme de celui de son amie, elle na rien su : « Un jour, elle a disparu » . Après-guerre, silence de plomb. « On ne posait pas de question. Plus tard, on nous a dit quon ne pouvait pas ne pas savoir, pourtant, on ne savait pas », assure-t-elle.

Les historiens locaux ont retracé les dernières années de Bettina Simon, née le 4 juin 1923 à Dransfeld et fille du marchand de charbon Siegmund Simon et de sa femme Mathilde : à 14 ans elle avait trouvé une place comme domestique dans une maison à Göttingen avant de retourner vivre dans son village en mai 1939. Déportée en mai 1942 au Ghetto de Varsovie, elle est tuée en septembre de la même année au camp dextermination de Lublin-Majdanek. Au 63 de la Grand rue, des Stolpersteine témoignent du destin de la famille Simon : les parents et trois de leurs enfants ont été exterminés seuls deux ont survécu.

Était-ce aux Simon que la famille Spies achetait son charbon ? En tout cas, en 1939, une lettre anonyme était glissée sous leur porte, leur intimant lordre de « ne plus acheter de charbon aux Juifs ». « Auprès de qui se fournir alors ? », reprend Irmgard Spies. Elle enchaîne sur ces années difficiles pour la famille et pour son père boulanger qui avait dû mal à rentabiliser son pétrin alors que « le pain ne coûtait que 5 Pfennig… ».

Un membre du Forum relance : « connaissiez-vous Haas, le dentiste ? » La question déclenche chez la vieille dame un élan d’enthousiasme inattendu. « Je les ai bien connus, lui et sa famille », répond Irmgard sans hésiter. « Quand ils sont partis, nous leur avons acheté beaucoup de choses ». Elle se perd en détails. « Un sous-pantalon dune qualité ! J’en ai même fait un coussin à la naissance de mon filsEt puis un lit, que nous avons gardé très longtemps, avec des couvertures et des draps dune finesseEt aussi des mouchoirs magnifiques ».

Le dentiste Carl Haas avait 27 ans en 1933 quand il sest réfugié aux Pays-Bas avec ses parents, Samuel et Ella. Sa mère meurt en 1936. En 1942, il est déporté ainsi que sa femme Lotte au camp de transit néerlandais de Westerbork puis au camp de concentration de Bergen-Belsen d’où il parvient à s’échapper pour retourner à la Hague. Son frère Heinz a de son côté émigré en Argentine.

La rencontre a ébranlé les membres du Forum citoyen, dont les questions restent sans réponses. «On ne se demande pas pourquoi on ne peut plus acheter aux Juifs mais comment trouver du charbon… », déplore l’un. D’autres analysent la chape de plomb d’après-guerre. « Je suis un peu plus jeune quelle et dans ma famille, il était inenvisageable de poser des questions », souligne l’une. « Il a fallu attendre 68 pour que les langues se délient. Dans ma famille cela a été très violent: mon père était nazi, il minimisait les faits », ajoute un autre.

Le maire socialiste de la ville, Carsten Rehbein, employé de banque de profession, est lui aussi membre du Forum. Il sexprime avec émotion et emphase, évoque l’« importance d’éclaircir lhistoire, un travail nécessaire pour la tolérance et le vivre ensemble ».

Les décennies passant, la parole sest libérée. Pourtant, certains blocages persistent. Dans le village, deux habitants se sont opposés à ce que lon pose une Stolperstein au pied de chez eux. Lune de crainte que la connaissance de la tragédie vécue par les Juifs dans ce qui est aujourdhui sa maison lui porte préjudice ; le second, parce que son père avait toujours vécu comme une injustice de devoir donner une seconde fois de largent après-guerre à la famille juive à qui il avait acheté sa maison avant quelle ne fuie. « Avec ça, ils se sont payé une vie de luxe en Amérique du Sud », aurait-il affirmé aux membres du Forum.

Il est de coutume dans la ville de demander lautorisation des habitants avant de poser une pierre commémorative au pied de chez eux, mais la situation pèse aux élus verts de la ville. Ils veulent négocier avec les autres partis une motion pour changer cette règle au nom dun argument simple : le trottoir est un espace public. Ils font valoir également que « ceux qui se sont impliqués dans la pose dune Stolperstein au bas de chez eux ont fait la connaissance des descendants des familles concernées et se sont liés avec eux. »

 

.Wilhelm dépose, comme un hommage, une feuille morte sur une tombe du cimetière juif de Dransfeld

Qui sommes-nous ?

Chloé Devis est photographe – elle s’est rendue pour la première fois à Eisleben et à Dransfeld, deux petites villes allemandes d’où sont originaires une partie de ses aïeux, en août 2018, à l’occasion d’une cérémonie en hommage à son arrière-arrière-grand-oncle Siegmund Isenberg. C’est ainsi qu’elle a découvert l’existence des Amis de la synagogue d’Eisleben, et le Forum citoyen de Dransfeld qui entretiennent le souvenir des anciennes communautés juives éradiquées par le nazisme. De ces rencontres est né le désir d’en savoir plus sur les activités et les motivations de ces militants acharnés de la mémoire, qui en savent bien plus long qu’elle sur ses propres ancêtres.
https://chloedevis.tumblr.com/
https://www.instagram.com/chloe.devis/

Anne Roy est journaliste – c’est elle qui a tenu le stylo. Complètement à l’Est depuis une année à Leipzig pendant ses études, elle n’a pas hésité quand sa comparse lui a proposé de partir à la rencontre de citoyens soucieux de ne pas perdre la mémoire. Ne pourra plus jamais entendre Göttingen de Barbara de la même façon (Göttingen se situe d’ailleurs à 15 km de Dransfeld).
https://www.linkedin.com/in/anne-roy-aa371712
https://www.instagram.com/thereisjaminanneskitchen
@_anne_roy

Un Commentaire

Laisser un Commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.