En Allemagne, des collectifs citoyens
sur les traces des communautés juives disparues
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Un reportage d’Anne Roy (texte) et Chloé Devis (photos)
.« Réconciliés par le souvenir »
C’est aussi le cas de certains membres du Forum, à l’image de Wilhelm : sa quête acharnée pour retrouver les familles des Juifs de Dransfeld l’a amené à se faire des amis parmi les descendants en Europe, au Brésil ou encore aux États-Unis. En mars 2016, à l’occasion d’une visite à Dransfeld d’une fille du dentiste Carl Haas, décédé en 1990, le journal local HNA titrait : « réconciliés par le souvenir ».
De proche en proche, via la famille Haas, le collectif a aussi pu entrer en contact avec les descendants de Siegmund Isenberg. Ce commerçant textile, mort en déportation à Theresienstadt en 1942, a vécu à Dransfeld avant de s’établir 150 kilomètres à l’Est, à Eisleben, où une autre Stolperstein lui rend hommage au pied de son magasin. C’est dans les allées et venues entre les deux villes que se perd la trace de son frère Israel.
L’ancien magasin de Siegmund Isenberg à Eisleben dans les années 20
Le sort de la famille Isenberg a aussi scellé le rapprochement entre le Forum citoyen et l’association des Amis de la Synagogue d’Eisleben. Si Luther, qui y est né et mort, a laissé un souvenir vivace dans cette bourgade de Saxe-Anhalt, où il est célébré à chaque coin de rue, ce n’est pas le cas de la communauté juive d’avant-guerre, forte d’une centaine de personnes. Comme à Dransfeld, leurs noms et leurs destinées avaient sombré dans l’oubli avant qu’un groupe de bénévoles ne s’emploie à les exhumer. Plus aucun Juif ne vit à Dransfeld depuis le 15 avril 1942, date à laquelle les 17 derniers d’entre eux, rassemblés par les autorités dans une maison de la ville, ont été déportés à Halle, à une trentaine de kilomètres de là. Le 1er juin suivant, un convoi en provenance de Kassel les a conduit à Sobibor dans l’Est de la Pologne, pour y être gazés.
Dans le bureau de Rüdiger, les seuls objets ayant appartenu à des familles juives que l’association a pu récupérer : des cintres en bois gravés au nom de leur propriétaire, Siegfried Rosenthal.
Le collectif d’Eisleben s’est constitué au début des années 1990, à la faveur de la chute du Mur. A cette époque, un professeur d’histoire qui a fait toute sa carrière dans le lycée de la ville, Rüdiger Seidel, décide d’aller consulter les archives récemment ouvertes et a la surprise de constater qu’il est le premier à en signer le registre. Dans cette ville d’ex-RDA, « le régime avait célébré les résistants au régime nazi mais on savait finalement peu de choses des victimes juives du nazisme », explique-t-il.
En 1994, il constitue un groupe de travail avec quelques habitants ainsi que les prêtres protestant et catholique de la ville. Leurs efforts aboutissent à une exposition sur les Juifs de Saxe-Anhalt. Puis, en 2001, le collectif apprend que l’ancienne synagogue de la commune est à vendre, et s’organise pour la racheter.
L’association a l’ambition d’en faire un centre culturel dédié en partie à l’histoire des Juifs de la ville… mais elle peine à glaner donations et subventions pour la restaurer. Le ravalement est terminé mais le plafond d’origine orné d’un magnifique soleil sur fond bleu est aujourd’hui recouvert d’un plancher en attendant sa réfection. Au rez-de-chaussée, des morceaux de mur se désagrègent avec l’humidité.
A quelques centaines de mètres de l’hôtel de ville et sa statue du père de la Réforme, qui a aussi véhiculé dans ses écrits l’antisémitisme de son époque, l’ancien édifice religieux passerait inaperçu sans la plaque apposée à l’entrée. Sur les marches du perron, une bougie finit de se consumer.
Les embûches de la transmission
Quelques jours auparavant, des habitants de la ville se sont recueillis là après une marche en mémoire des victimes de l’attentat survenu dans la ville voisine de Halle le 11 octobre 2019 : habillé d’un treillis militaire, Stephan Balliet, 27 ans, a tué une personne devant la synagogue de la ville après avoir tenté en vain d’y entrer, puis une autre dans un restaurant kebab. Il avait auparavant publié en ligne un manifeste antisémite, raciste et antiféministe.
Depuis quelques jours, le téléphone de Rüdiger Seidel n’arrête pas de sonner : le terroriste de Halle a été scolarisé à Eisleben, dans le lycée où lui-même enseignait.
Sa mère était, elle, institutrice dans un village voisin. « On ne s’attendait pas à ce que ça arrive si près de nous », commente l’ancien professeur, autant accablé par les événements qu’agacé du soudain intérêt des journalistes qu’il juge « en campagne » : « ils étaient où toutes ces années quand l’association avait besoin d’eux ? ».
Plusieurs incidents à connotation antisémite ont déjà émaillé la vie de l’association depuis sa création : tags sur la façade de la synagogue, queue de cochon accrochée à sa porte, vandalisme dans les cimetières… Des inscriptions à la craie ont été retrouvées à l’entrée de l’un deux, trois semaines à peine après l’attaque de Halle : une croix gammée, le sigle SS, et la mention « Les Juifs, dehors » – qui sonne d’autant plus ironiquement qu’il n’en reste plus un seul dans la ville depuis la guerre.
Dans ce contexte, qui est aussi celui de la progression constante de l’extrême-droite raciste et antisémite incarnée par l’AfD dans les Länder de l’Est, la question de la transmission se révèle particulièrement sensible.
Helgard Wolf, dentiste bientôt à la retraite, raconte sa stupeur quand elle a découvert en rejoignant l’association il y a une dizaine d’années que la maison où elle avait grandi avait été jusqu’en 1942 celle où le régime nazi avait parqué les derniers Juifs de la ville ensuite déportés. Ses parents, morts depuis, « affirmaient ne rien savoir ». Et, souligne-t-elle, « ce n’est pas faute d’avoir essayé de les confronter » avec cette réalité.
Aujourd’hui grand-mère d’adolescents, elle est inquiète, et peut-être un peu amère. « J’ai fait le travail avec mes enfants pour leur faire connaître l’histoire du nazisme, mais je ne suis pas sûre qu’eux l’aient fait avec les leurs », soupire-t-elle. Elle trouve dans tous les cas difficile d’en parler avec ses petits-enfants. Et plus généralement avec ceux de leur génération.
« Nous avons récemment montré un film sur Sobibor à de jeunes, ils ont trouvé cela trop noir ! Mais la réalité du monde est noire », poursuit Helgard Wolf.
Il est un autre obstacle à ce passage de relais : les difficultés de l’institution scolaire à prendre en charge ce chapitre de l’histoire. Dès qu’une occasion se présente, les membres de l’association, retraités pour la plupart comme à Dransfeld, interviennent dans les classes.
La tombe de Dorette Isenberg, décédée en 1925 et arrière-arrière-arrière-grand-mère de la photographe, au fond du cimetière juif d’Eisleben
« Récemment, une professeure m’a remerciée d’être venue parce qu’elle trouve ça trop dur d’en parler elle-même aux enfants, », raconte Angelika Piontek. Elle garde un souvenir mitigé de son intervention. Les enfants se sont montrés intéressés mais elle a eu la surprise de constater que certains ne savaient pas ce qu’était l’étoile jaune. L’association parvient néanmoins à mobiliser pour chaque pose de Stolperstein des lycéens volontaires qui rédigent puis lisent eux-même la biographie de la victime honorée lors de la cérémonie.
La question de la transmission préoccupe de la même manière le collectif de Dransfeld. Ses membres ne perdent aucune occasion de provoquer des rencontres entre les scolaires et des survivants. Wilhelm Seidel a lui-même transféré une grande partie de ses archives et de sa bibliothèque dans une ancienne auberge sur les hauteurs de la ville qui abrite également des ressources sur l’environnement : dans ce cadre idyllique, au milieu des bois, des groupes d’élèves viennent effectuer des séminaires de travail intensifs de plusieurs jours. Dans son bureau du dernier étage, encombré de livres et de documents, l’ancien professeur exhume d’un recoin où ils sont entassés sans grand ménagement quelques panneaux cartonnés issus d’anciennes expositions montées par des collégiens : écrits à la main, illustrés de photos ou de dessins, ils retracent des destinées individuelles ou familiales, ou évoquent tel ou tel pan de la culture juive. Malgré le soin apporté à leur réalisation, ils ont déjà des apparences de vestiges.
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.Wilhelm dépose, comme un hommage, une feuille morte sur une tombe du cimetière juif de Dransfeld.
Qui sommes-nous ?
Chloé Devis est photographe – elle s’est rendue pour la première fois à Eisleben et à Dransfeld, deux petites villes allemandes d’où sont originaires une partie de ses aïeux, en août 2018, à l’occasion d’une cérémonie en hommage à son arrière-arrière-grand-oncle Siegmund Isenberg. C’est ainsi qu’elle a découvert l’existence des Amis de la synagogue d’Eisleben, et le Forum citoyen de Dransfeld qui entretiennent le souvenir des anciennes communautés juives éradiquées par le nazisme. De ces rencontres est né le désir d’en savoir plus sur les activités et les motivations de ces militants acharnés de la mémoire, qui en savent bien plus long qu’elle sur ses propres ancêtres.
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Anne Roy est journaliste – c’est elle qui a tenu le stylo. Complètement à l’Est depuis une année à Leipzig pendant ses études, elle n’a pas hésité quand sa comparse lui a proposé de partir à la rencontre de citoyens soucieux de ne pas perdre la mémoire. Ne pourra plus jamais entendre Göttingen de Barbara de la même façon (Göttingen se situe d’ailleurs à 15 km de Dransfeld).
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@_anne_roy
J’ai lu avec grand intérêt le récit de ce voyage en mémoire. Vous donnez la possibilité à ces vies qu’on a tenté d’effacer de continuer malgré tout à susciter des rencontres, des liens, des recherches, des prises de conscience, à vivifier en fait (c’est le mot qui me vient) « d’autres vies que les leurs ». C’est émouvant, c’est fort. Mais il n’est pas inutile non plus d’attirer comme vous le faites l’attention sur les difficultés de transmission auprès des plus jeunes. La remarque d’Helgard Wolf m’a retenue : « j’ai fait ce travail avec mes enfants mais je ne suis pas sûre qu’eux l’aient fait avec les leurs ». Toute la question d’une pédagogie qui a toujours à se réinventer, dans les conditions de chaque époque, matérielles, psychologiques, politiques. Bref, de quoi réfléchir encore et encore !
Oui, merci de continuer, d’analyser, de poser des gestes…Transmettre maintenant est un défi presque désespéré , quand les derniers survivants disparaissent un à un – et on sait combien le témoignage vécu direct, la relation porte plus que n’importe quelle leçon, si bien faite qu’elle soit…et puis ce qui fait impasse, c’est tout ce qu’on ne veut pas voir, parce que c’est noir, parce que ce n’est pas fun, parce que c’était quand on était pas né, parce que cela ne tourne pas autour des bulles de certitude et d’aise qui sont un autre nom de l’ignorance et de l’indifférence…et savoir que des gens se groupent et continuent, si décourageant que cela semble, et si peu spectaculaire que ce soit, me réconforte et me laisse espérer que des chemins s’ouvrent, ici ou là, à travers les murs. Comme cette seconde partie le montre bien, les pensées réductrices reviennent au galop et séduisent, et leurs passages à l’acte se font trop fréquents pour être sans conséquences.
Merci ! Donnez des nouvelles de ces projets à Fragile, notamment en ce qui concerne la transmission!