L’homme qui court après la Fortune, et l’homme qui l’attend dans son lit (livre VII,12) est d’après mes sources de l’invention de La Fontaine.
Qui ne court après la Fortune ?
Je voudrais être en lieu d’où je pusse aisément/Contempler (cette) foule importune (…)/Fidèles courtisans d’un volage fantôme./Pauvres gens, je les plains, car on a pour les fous /Plus de pitié que de courroux.
JLF fut-il du nombre des soupirants de cette inconstante ? Sans doute, mais en se comportant comme dans ses autres relations amoureuses : la passion n’était pas son genre. Il fit une carrière « administrative », et plutôt que de courir la Fortune pour son compte, il a épousé celle de ses protecteurs et mécènes, pour le meilleur et pour le pire. On connaît sa fidélité à Fouquet tombé en disgrâce. Bref, tout comme la chauve-souris est à la fois souris et oiseau (cf 3/12), La Fontaine fut ambitieux et sage à la fois. Si bien qu’il faut le voir comme une synthèse des deux personnages de sa fable.
Deux amis en un bourg établis mènent une vie suffisamment confortable. Mais l’un d’eux a plus d’ambition et suggère d’aller voir ailleurs si la Fortune y est.
Cherchez, dit l’autre ami (…)/Contentez-vous ; suivez votre humeur inquiète (…) Je fais vœu cependant/De dormir en vous attendant.
L’ambitieux, ou, si l’on veut, l’avare s’en va donc.
Bien vu. Le fric par le pouvoir le pouvoir par le fric même combat. Un sondage auprès de patrons d’entreprises, d’institutions (églises, partis, syndicats), d’hommes politiques, nous le confirmerait aisément. À condition de garantir l’anonymat des réponses bien entendu.
L’ambitieux s’en va donc à la cour, un lieu que devait (devrait) la déesse bizarre/Fréquenter sur tout autre. Il la voit en effet squatter chez plein d’autres courtisans, mais chez lui non.
Qu’à cela ne tienne, il se rabat sur l’option avarice, autrement dit se lance dans le commerce, l’import-export à grande échelle. C’est sympa, il voit du pays. Mais nulle trace de Fortune.
Et tout le fruit/Qu’il tira de ses longs voyage,/Ce fut cette leçon que pour le même prix il aurait mieux fait de rester tranquille chez lui.
En raisonnant de cette sorte,/Et contre la Fortune ayant pris ce conseil,/Il la trouve assise à la porte/De son ami plongé dans un profond sommeil.
Une morale à l’inverse de celle du Laboureur et ses enfants (livre V,9), mais qui rejoint la sagesse du psaume 127. En vain vous avancez votre lever, retardez votre repos, mangez le pain des idoles. C’est ainsi : à son bien-aimé en sommeil Il donne. (v.2) Et même pour finir lui donne le repos éternel (soit dit sans casser l’ambiance).
La mort et le mourant (livre VIII,1) n’a pas peur de la casser, l’ambiance.
La mort ne surprend point le sage : il est toujours prêt à partir,/S’étant su lui-même avertir/Du temps où l’on doit se résoudre à ce passage.
Voilà un je ne sais quoi de stoïcien qui surprend chez La Fontaine. Ironie ? Quoique ? Eh oui c’est comme ça la vie (dit le narrateur) : tiens bien à jour ton memento mori, vu que la mort peut te tomber dessus d’une seconde à l’autre.
Ce temps, hélas ! embrasse tous les temps: /Qu’on le partage en jours, en heures, en moments,/Il n’en est point qu’il ne comprenne/Dans le fatal tribut ; tous sont de son domaine.
Avec la mort le temps ne fait donc rien à l’affaire. Ni rien d’autre non plus.
Alléguez la beauté, la vertu, la jeunesse,/La mort ravit tout sans pudeur.
Tiens c’est vrai ça : si ne mouraient que les vieux, les méchants, les moches et les mouches, ça relèverait le niveau global de l’humanité, non ? On a donc ici la preuve que la mort ne pratique pas l’eugénisme. Un bon point pour elle. (Comme quoi faut pas voir tout en noir).
Bref la voici qui se pointe chez un mourant qui comptait plus de cent ans de vie. « Est-il juste qu’on meure au pied levé ? » dit-il. (Une des meilleures trouvailles de La Fontaine je trouve)
Il demande un délai sous divers prétextes : assurer un avenir au petit-fils (ah ça y est tu me calcules, Pépé, tout arrive), ajouter une aile à (son) logis (pour qui va du fauteuil au lit et puis du lit au lit : encore un projet immobilier qui cache quelque chose). Et l’argument du gentleman : Ma femme ne veut pas que je parte sans elle (pas besoin d’être Freud pour décoder : je le vois bien, elle et son amant attendent que je dégage, et ça m’enrage. Mettez-vous à ma place).
Mais la mort n’est pas du genre à se laisser embrouiller.
Trouve-moi dans Paris/Deux mortels aussi vieux.
Hey man, t’as eu le temps de me voir venir. Et puis regarde les choses en face : plus de goût, plus d’ouïe ;/Toute chose pour toi semble être évanouie.
Tu y tiens tant que ça à ta vie de légume ?
La Mort avait raison. Je voudrais qu’à cet âge/On sortît de la vie ainsi que d’un banquet,/Remerciant son hôte, et qu’on fît son paquet.
(Sauf que comme dit Montaigne si la vieillesse était une assurance-sagesse ça se saurait.)
Tu murmures, vieillard ; vois ces jeunes mourir. Il est seulement pathétique, le vieux accroché à la vie sans avoir plus rien à vivre. Mais il y a une vraie tragédie : la mort du jeune qui a la vie devant soi. Tragédie, scandale aussi parfois.
Vois-les marcher, vois-les courir/A des morts il est vrai, glorieuses et belles (ça c’est vite dit),/Mais sûres cependant, et quelquefois cruelles (là on est d’accord).
Le scandale c’est qu’il y ait des vieux pour envoyer à la mort les petits jeunes, sous divers prétextes : religieux, nationalistes, crapuleux (ça peut se cumuler).
Le plus semblable aux morts meurt le plus à regret. Bon, tant pis pour lui. (Mais quel bel alexandrin quasi racinien, non?)
L’ennui, c’est quand en plus il tue sans aucun remords.
Image : George de Pixabay