Jusqu’à la déraison, une passion des peaux et du verbe.

Point n’est besoin de connaître le jazz et ses batteurs illustres, Cozy Cole, Gene Krupa, Philly Joe Jones, Elvin Jones ou Roy Haynes ( son préféré) pour goûter pleinement à la manière d’Alain Gerber, cet autodidacte des fûts et des peaux, toujours juste quand il s’agit d’écrire sur cette musique. Se dessine dans ces Deux petits bouts de bois… Une autobiographie de la batterie de jazz un (auto)portrait singulier de l’écrivain en batteur de jazz, entre objectivité recherchée et sensibilité propre, c’est à dire subjectivité assumée. Plutôt étonnant de la part de celui qui fut d’abord pour moi une voix que j’enregistrais scrupuleusement sur mes cassettes Sony Chrome, fidèle de ses passages à France Musique et France Culture. Suite de feuilletons radiophoniques lus par l’auteur sur France Musique « Le jazz est un roman » commençait par une introduction de batterie de huit mesures qui swinguaient, puis quatre sax altos attaquaient simultanément un thème de huit mesures. Improvisations de deux des quatre saxophones, les deux autres plus sporadiques, la rythmique calée sur une walking-bass. C’était “Let’s Not Waltz Tonight” ( Zoot Sims Plays Four Altos, ABC en 1957).

Homme de radio certes, spécialiste incontesté du jazz ( un pur “connoisseur” comme disent les Anglo saxons), il s’en est fait, plus encore que l’historien et la mémoire vivante, le romancier, et on ne sait jamais quelle est la part exacte de fiction dans ses biographies de figures mythiques du jazz, aux titres mémorables : Frankie, le Sultan des Pâmoisons, Paul Desmond et le Côté féminin du monde, Insensiblement ( Django). Un «mentir vrai» que Gerber explique, comme s’il nous livrait un secret de fabrique dans  Je te verrai dans mes rêves, fortement inspiré par Accords et désaccords (Sweet Low and Down) de Woody Allen :
«J’avais assez lu de mémoires de jazzmen pour savoir que, mythomanes ou non, la précision historique n’était pas leur point fort, ni la fiabilité leur principale vertu… Parce que les années, les livres accumulés sous ma signature ont fini par faire de moi un romancier endurci-irrécupérable, je le crains, pour ce que les gens sérieux nomment le ’réel’ et les midinettes ’la vraie vie’. Comme les cinéphiles qui traversent l’écran pour rejoindre leurs personnages, Alain Gerber pénètre dans sa fiction pour rejoindre ses musiciens préférés. Il a même redessiné en creux une histoire alternative du jazz dans son Petit Dictionnaire incomplet des Incompris (Alter ego editions, 2012) en décalant intelligemment le propos : sa liste n’est plus celle des «méconnus» mais des «incompris» ce qui change la donne.

Je savais déjà qu’Alain Gerber pratiquait en amateur occasionnellement  la batterie, instrument emblématique du jazz, complexe dans son assemblage plus ou moins sophistiqué selon les musiciens (grosse caisse, caisses claires, cymbales, baguettes, balais).

Mais je n’avais pas compris que son mal venait de plus loin, qu’ il était obsessionnel jusqu’à la déraison, un fétichiste des baguettes. Il décrit sa caverne d’Ali Baba “La Baguetterie”, rue Victor Massé à Paris qui propose les divers modèles qu’il a pu essayer obtenant des avancées «réelles mais infinitésimales… les baguettes ne m’ont pas donné ce que j’espérais … mais ce que je n’attendais pas de moi-même».

Ce copieux bouquin de 240 pages chez l’excellent éditeur patrimonial Frémeaux & Associés, structuré en 31 chapitres qui mettent de l’ordre dans une écriture concentrée, méticuleuse mais anarchique, décrit la vie d’un authentique écrivain qui pratique avec bonheur et application l’art de la digression, dérivant en sinueuses variations, non sans s’approcher de la «quintessence» du thème abordé. Après cette lecture on sera beaucoup plus savant sur les toms et cymbales (les Asba, Vic Firth, Zildjian, Sabian, Paiste et autres “Signature” (créations des musiciens en relation étroite avec les fabricants), les figures de style “match grip”, “paradiddle” et autres “press roll”. Il a pris conseil auprès de spécialistes, Daniel Humair lui a donné des cours jadis, révélé que sa “crash” Zildjian était en fait une “ride” ! Il invitait à son émission Black and Blue son ami Georges Paczynski, auteur d’une monumentale histoire de la batterie de jazz en trois tomes chez Outre Mesure. Croyant avoir la science infuse des tambours, il ne se révélait qu’un batteur de salles de bain…. (sic) au grand déplaisir des voisins, expert dans l’art de jouer en pure perte.

Sa mise à la retraite par Radio France en 2008, si elle ne fut pas anticipée n’en fut pas désirée pour autant; elle l’a forcé à quitter Paris et à s’installer près de Toulon. Il privilégie sa pratique désormais quotidienne dans un ancien moulin à huile privatif où il aime à se réfugier. Il est devenu cet usager qui va loger ses névroses au fond d’un cabanon sans crainte désormais de voir rappliquer des voisins excédés quand il tente le mozambique de ‘Night in Tunisia’ d’Art Blakey.
Sans illusions sur ses véritables capacités, il déclare dans son état des lieux  : « Peut-être deviendrai-je un jour batteur, à la fin des fins. Je sais en tout cas que je ne deviendrai jamais musicien, je n’ai pour cela ni les connaissances requises, ni l’imagination qui me garderait d’être un imitateur à peine passable». A présent sans vouloir se presser, il reprend son histoire à la mémoire des souvenirs et recherche plus de consistance dans ce roman d’une vie tout comme il écrivit jadis le roman du jazz.  Si «la musique ne (lui) a pas accordé les mêmes privilèges que la littérature», on lui accorde sans mégoter une réelle expertise du jazz et une connaissance phénoménale de tous les disques qui ont compté. Prenant le contrepied de la tendance à privilégier le live ( il a tout de même circulé  dans la pénombre des caves et apprécié un nombre considérable de batteurs profitant des live drums des Daniel Humair, Aldo Romano, André Ceccarelli, Christian Vander, Jo Jones, Art Blakey, Gene Krupa, Max Roach…) il se livre à une célébration éhontée de la musique en conserve et n’oublie pas de citer en note de bas de page à propos de chaque jazzman évoqué, l’anthologie correspondante chez Frémeaux & Associés dont il dirige la collection sous l’excellent titre The Quintessence. Ce qui constitue au passage l’une des meilleures discothèques de jazz.

Lucide à l’extrême et prince de l’auto-dérision, il n’hésite pas une seconde à souligner ses faiblesses.  Suivant sa lente initiation à la batterie, on voyage rétrospectivement depuis son arrivée à Paris qu’il découvre avec passion dans les années soixante en provenance de son cher territoire de Belfort, province provincialissime. On suit sa vie précaire, les petits jobs pour survivre, l’influence des auteurs Hemingway, Butor ou Perec (cité en exergue), Conrad, London, Kerouac, sans oublier les Russes et  les Japonais. Menant curieusement avec sa Marie-Joséphine, une existence au-dessus de leurs moyens dans le quartier de Pigalle très jazz à l’époque, au 16 rue de la Fontaine: une pauvreté sans compter, en noctambules, visionnant jusqu’à trois films par nuit en cinéphiles maniaques. J’ai découvert en l’écoutant à la radio dans son Days of Wine and Roses, le standard d’Henry Mancini et surtout le film de Blake Edwards qui n’a pas fait que des comédies…

Une fois entré dans la jazzosphère, devenu journaliste à Jazz  Magazine, aux Cahiers du Jazz et dans de très nombreuses publications, il n’en continue pas moins de s’essayer à la batterie. Un épisode éphémère déjà ancien mais absolument délicieux évoque l’époque de Marteau Rouge et du trio totalement improbable révérant l’improvisation sans dieu ni maître avec Sylvain Guérineau à l’alto et Francis Marmande contrebassiste qui « joue avec beaucoup de coeur » selon ses propres termes. Une aventure sans lendemain pour le crypto bopper barbouillé de classicisme swing teinté d’une certaine forme de modernité post-phyllyjoejonesque!

Quand il reprend son itinéraire personnel, cette fiction qu’il réécrit est la sienne. Tant qu’à se perdre, mieux vaut reconstituer; autant dire, interpréter. Surtout quand on le fait avec talent. Il découpe son récit comme un scénariste, recrée vie et parcours de création avec ses détonations, ses affres et ses latences, en travaillant de plus en plus les gros plans, avec le rêve d’un trait qui figurerait tout sans plus bouger. Ses Etats de service de mercenaire polyvalent furent souvent laborieux et douloureux : une vie de plumitif effusif, de reporter en chambre, en véritable ultra crépidarien (!). Il n’est pas tendre sur sa propre littérature, sur son statut d’auteur assez contestable avant l’âge de 55 ans.

Pourtant on a  aimé très vite son éloquence parfois emphatique, ce goût réel des mots et des longues phrases qui sonnent avec un sens imparable du tempo, sa recherche du mot perdu et des phrases paradoxales. Ce livre intéressera non seulement les amateurs plus ou moins éclairés de jazz mais aussi ceux qui se reconnaîtront dans ses souvenirs d’une époque passée, remontant ainsi le cours de leur vie.

 

 

 

 

 

 

 

 

5 Commentaires

  • Dorio dit :

    Tant qu’à se perdre, en effet, mieux vaut se retrouver dans cette chronique aux multiples entrées, que j’ai lue en état d’hypnose, et pour cause, il semblait être deux heures du matin, alors que cette nuit du 31 mars 2024, pour cause de changement, l’heure comptait pour du beurre. 1,2,3 1,2,3 Deux petits bouts de bois, trois petits bouts de moi dissous dans le récit quelque peu halluciné d’une chroniqueuse qui à l’inverse de son sujet, l’Alain Gerber inventeur de biographies des grands du jazz, brodant, imaginant leurs mythes, truffe son récit d’innombrables et précieuses références, toutes vérifiables dans un dictionnaire pointu, ennemi des propos crépidariens. Amateur de jazz et contemporain de ce « boppeur barbouillé de classicisme swing », il ne me reste plus dès lors qu’à suivre la suggestion de Sophie et de commander, (d’un coup de baguette magique, il va sans dire) chez Frémeaux & Associés, « Deux petits bouts de bois » « histoire de reprendre un peu le cours de ma vie ».

  • Sophie Chambon dit :

    Merci Jean-Jacques pour ce commentaire qui ne me paraît pas écrit sous influence si ce n’est celle du « motsicien » auquel je pensais bien sûr dans ma dernière phrase. Amateur de listes et de « je me souviens », Alain Gerber nous ouvre sa voie lactée aux poussières d’étoiles…

  • Dorio dit :

    Je me souviens d’une autre année
    C’était l’aube d’un jour d’avril
    J’ai chanté ma joie bien-aimée
    Chanté l’amour à voix virile
    Au moment d’amour de l’année

    Guillaume Apollinaire Alcools 1913

  • André Bellatorre dit :

    « Point n’est besoin de connaître le jazz et ses batteurs illustres » pour rebondir sur ce bel article. Un créateur qui alterne la baguette (plus ou moins magique) et le stylo voilà qui est original, les deux instruments jouant de concert, évidemment.
    Ce « croisement du roman d’une vie et du roman du jazz » donne envie de lire ce roman autobiographique vanté avec bonheur par cet article. D’autant plus qu’on y trouve des résonances précieuses : un film de Woody Allen et des écrivains illustres (mention spéciale à Perec) . On est impressionné par cette érudition étonnante de la part du jazzman et de Sophie.
    Oui c’est avec plaisir qu’on a croisé ces singuliers télescopages qui font des étincelles.

  • Sophie Chambon dit :

    Erudition étonnante ? 😘 On peut être un obsessionnel du jazz ou de tout autre musique et se nourrir ailleurs, à sauts et gambades…C’est ce que j’ai aimé partager sur Fragile avec les souvenirs de cet auteur qui vécut à Paris au bon moment. Nostalgie sans doute. Je savais en tous les cas que l’intérêt manifesté par Alain Gerber pour Woody Allen dans Accords et Désaccords ( un moyen détourné d’approcher Django) ferait des ricochets…J’en suis ravie. Merci André .

Laisser un Commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.