« n°298 : Soupir.
J’ai saisi cette idée au vol et je me suis jeté sur les premiers mots mal venus pour la fixer, afin qu’elle ne m’échappe pas une fois encore. Et voici à présent que ces mots arides me l’ont tuée, et qu’elle pend et se balance en eux – et je ne comprends plus guère, en la considérant, comment j’ai pu être si heureux en attrapant cet oiseau. » (Quatrième livre)
Un phénomène que connaissent écrivains, penseurs, savants, au décours d’un travail tout à coup assaillis de toutes parts par une foule d’idées. Il faut alors noter au vol, saisir les oiseaux, aussi rebelles que l’amour chanté par Carmen*. Lorsqu’il s’agit de reprendre ces notes, donner fécondité aux mots arides dépend du type de travail que l’on mène.
En philosophie la qualité esthétique des mots, surtout notés au vol, semble secondaire. Mais non, pas pour Nietzsche le philosophe-philologue : son mode de création repose au contraire sur l’intimité du lien entre langage et pensée. Par conséquent les mots notés au vol déterminent non seulement la qualité du travail, mais la possibilité-même de ce travail.
*Après sa rupture avec Wagner (dont il finit par ne plus supporter le caractère despotique, et l’idéologie nationaliste), Friedrich fit l’éloge du Carmen de Bizet sur le mode : « ça au moins c’est une vraie musique, qui parle vraiment d’amour, pas comme Tristan et Isolde ou Parsifal, je dis ça je dis rien. » Perso je ne doute pas que Wagner était haïssable et son idéologie guère recommandable, mais bon côté génie quand même …
« n°299 : Ce que l’on doit apprendre des artistes.
De quels moyens disposons-nous pour nous rendre les choses belles, attirantes, désirables lorsqu’elles ne le sont pas ? – et je suis d’avis qu’elles ne le sont jamais en soi ! Nous avons ici quelque chose à apprendre des médecins lorsque par exemple ils diluent l’amer ou additionnent vin et sucre dans leur mélangeur ; mais plus encore des artistes, eux qui travaillent continuellement en réalité à effectuer de telles inventions et de tels tours de passe-passe. (…) C’est tout cela que nous devons apprendre des artistes, en étant pour le reste plus sages qu’eux. Car chez eux, cette force subtile qui leur est propre s’arrête d’ordinaire là où s’arrête l’art et où commence la vie ; mais nous, nous voulons être les poètes de notre vie, et d’abord dans les choses les plus modestes et les plus quotidiennes. » (Quatrième livre)
Oui être les poètes de nos vie, rendre les choses belles, diluer l’amer. Programme attirant, mais pas si facile, non ? Il ne suffit pas de le vouloir, vous le savez, Friedrich – vous.
« n°303 : Deux hommes heureux.
Cet homme, en dépit de sa jeunesse, est vraiment passé maître dans l’art de l’improvisation de la vie. (…) Il fait songer à ces musiciens virtuoses de l’improvisation auxquels l’auditeur voudrait attribuer aussi une infaillibilité divine de la main en dépit du fait qu’ils font une fausse note ici ou là, comme tout mortel fait des fausses notes. Mais ils sont entraînés et inventifs, toujours prêts à intégrer immédiatement à l’organisation thématique la note la plus fortuite à laquelle les pousse une pression du doigt, un caprice, et à insuffler au hasard une belle signification et une âme. – Voici un tout autre homme : il rate au fond tout ce qu’il veut et projette (…) Croyez-vous qu’il en soit malheureux ? Il y a longtemps qu’il a décidé pour lui-même de ne pas accorder trop d’importance à ses propres vœux et projets. »Si je ne réussis pas telle chose, se dit-il, peut être réussirai-je telle autre ; et au fond, je ne sais pas si je ne dois pas plus de reconnaissance à mon échec qu’à n’importe quelle réussite. Suis-je donc fait pour être têtu et porter des cornes de taureau ? Ce qui fait pour moi la valeur et le fruit de la vie tient à autre chose. Je connais mieux la vie pour avoir été si souvent sur le point de la perdre : et c’est justement pourquoi je possède plus, en fait de vie, que vous tous ! » » (Quatrième livre)
Certes, comme tout un chacun, j’ai appris (la vie m’a appris) à relativiser l’importance de mes vœux et projets. À admettre et reconnaître mes échecs. Mais de là à leur être reconnaissante … Pour tout dire, j’aurais préféré être une virtuose capable d’improviser en duo avec le hasard et ses caprices. Oui, désolée Friedrich, mais entre les deux formes de légèreté, personnellement j’aurais, si j’avais pu, choisi la plus facile.
« n°304 : En faisant, nous ne faisons pas.
Au fond, j’ai en horreur toutes les morales qui disent : »Ne fais pas telle chose ! Renonce ! Dépasse-toi ! » – je suis en revanche bien disposé envers les morales qui m’incitent à faire quelque chose, à le refaire et ce du matin au soir, et à en rêver la nuit, et à ne penser à rien d’autre qu’à : le faire bien, aussi bien que moi seul, justement, je le peux ! Qui vit de la sorte (…) c’est sans haine ni répugnance qu’il voit aujourd’hui telle chose, demain telle autre prendre congé de lui, telles les feuilles jaunies que chaque petit coup de vent un peu vigoureux ravit à l’arbre : ou bien il ne voit pas du tout qu’elles prennent congé, tant son œil fixe fermement son but et regarde de manière générale en avant, non pas de côté, en arrière, en bas. »Notre faire doit déterminer ce que nous ne faisons pas : en faisant, nous ne faisons pas » – voilà ce qui me plaît, tel est mon placitum. Mais je ne veux pas tendre les yeux ouverts à mon appauvrissement, je n’ai nul goût pour toutes ces vertus négatives, – vertus qui ont pour essence la négation et le renoncement à soi eux-mêmes. » (Quatrième livre)
La dernière phrase vient éviter un contresens sur la maxime en faisant nous ne faisons pas. Il ne s’agit pas de prôner un « lâcher prise » confinant à l’apathie, à l’aboulie, à l’inaction. Le propos est de mettre l’accent sur la notion de choix : faire une chose, c’est choisir, assumer de ne pas en faire d’autres. Le renoncement n’est pas valorisé en soi, mais c’est qu’il est l’une des conditions d’un véritable accomplissement. Ce que dit la belle métaphore de l’arbre. Si des feuilles tombent, c’est sous l’effet d’un petit coup de vent un peu vigoureux, autrement dit du souffle de la vie qui va.
Illustration Johnnyjohnson 20430 (Pixabay)
Chapeau bas, Friedrich, et sa passeuse pour les flemmardes comme moi…
Ne pas faire, mais en butinant le faire des autres héhé!
Bien contente de ce qualificatif de passeuse, car c’est ce que j’essaie de faire, oui. En revanche je récuse absolument celui de flemmarde à ton propos ! Lire, et qui plus est, commenter, ces articles hélas bien trop austères à mon goût, c’est, qui sait, encore plus de boulot que de les écrire …