« n°329 : Loisir et oisiveté.
Il y a une sauvagerie à l’indienne, propre au sang indien, dans la manière dont les Américains courent après l’or : et leur course effrénée au travail – le vice propre au Nouveau Monde – commence déjà, par contagion, à rendre la vieille Europe sauvage et à répandre sur elle une absence d’esprit absolument stupéfiante. On a déjà honte, aujourd’hui, du repos ; la méditation prolongée provoque presque des remords.
On pense la montre à la main, comme on déjeune, le regard rivé au bulletin de la Bourse, – on vit comme un homme qui constamment »pourrait rater » quelque chose. »Faire n’importe quoi plutôt que rien » – ce principe aussi est une corde qui permet de faire passer de vie à trépas toute éducation et tout goût supérieur. (…)
On n’a plus de temps ni de force pour les cérémonies, pour les détours dans l’obligeance, pour l’esprit dans la conversation et pour tout otium en général. Car vivre à la chasse au profit contraint continuellement à dépenser son esprit jusqu’à épuisement à force de constamment dissimuler, donner le change et prendre de vitesse : la véritable vertu est aujourd’hui de faire quelque chose en moins de temps qu’autrui.
Et ainsi il n’y a que bien peu d’heures où l’on se permet la probité. » (Quatrième livre)
Sauvagerie à l’indienne : faut-il se saisir d’un étendard woke et courir sus ce grand vilain raciste de Nietzsche ? Il est évident qu’on est dans le second degré. La recherche de l’or et du profit amène un retournement ironique, comme au chapitre Des Cannibales dans les Essais (I,31).
Et pour le reste on ne peut qu’admirer la lucidité à discerner et caractériser ce mode de vie absurdement concurrentiel, qui désormais, Américains, Européens, Indiens et tous les autres, nous imprègne, nous conforme, plus que nous ne croyons ou voulons.
Un homme qui constamment »pourrait rater » quelque chose, cela évoque furieusement le FoMo (fear of missing out), nouvelle névrose due aux résasociaux.
Un passage d’une bien réjouissante férocité donc, mais qui nous laisse cependant, avec la dernière phrase en forme de couperet, sur une considération nettement plus amère.
« n°334 : On doit apprendre à aimer.
Voici ce qui nous arrive dans la musique : on doit commencer par apprendre à entendre une séquence et une mélodie, la dégager par l’ouïe, la distinguer, l’isoler et la délimiter en tant que vie à part ; il faut alors effort et bonne volonté pour la supporter, malgré son étrangeté, il faut faire preuve de patience envers son aspect et son expression, de charité envers ce qu’elle a d’étrange : vient enfin le moment où nous sommes habitués à elle, où nous l’attendons, où nous pressentons qu’elle nous manquerait si elle n’était pas là ; et désormais elle ne cesse d’exercer sur nous sa contrainte et son enchantement et ne s’arrête pas avant que nous soyons devenus ses amants humbles et ravis qui n’attendent plus rien de meilleur du monde qu’elle et encore elle.
– Mais ceci ne nous arrive pas seulement avec la musique : c’est exactement de cette manière que nous avons appris à aimer toutes les choses que nous aimons à présent. Nous finissons toujours par être récompensés par notre bonne volonté, notre patience, notre équité, mansuétude envers l’étrangeté en ceci que l’étrangeté retire lentement son voile et se présente sous la forme d’une nouvelle et indicible beauté – c’est son remerciement pour notre hospitalité. Qui s’aime soi-même l’aura appris aussi en suivant cette voie.
Il n’y a pas d’autre voie. L’amour aussi doit s’apprendre. » (Quatrième livre)
Oui on prend sur soi pour véritablement s’ouvrir à l’autre, il faut déblayer en soi un espace libre où il puisse trouver une place. Travail difficile : la patience, la mansuétude ne sont pas choses molles, renoncements, mais bien des vertus, dans toute la force du terme. Mais de l’hospitalité offerte à l’altérité, on est, merveilleusement, récompensé dans la rencontre avec une nouvelle beauté.
Ce passage est ainsi l’occasion de tordre le cou à un fréquent contresens : le vouloir-aimer célébré dans ce texte magnifique est à mon sens le cœur, la source profonde de la Wille zur Macht.
La traduction « volonté de puissance » trahit surtout celle de certains lecteurs de Friedrich. Rapprochons plutôt Macht du verbe machen, faire, accomplir. L’idée est pour moi : se donner les moyens de ce que l’on veut.
« n°338 : La volonté de souffrir et les compatissants.
(…) Partout où l’on remarque que nous souffrons, notre souffrance est interprétée de manière plate ; il appartient à l’essence de l’affection compatissante de dépouiller la souffrance étrangère de ce qu’elle a de spécifiquement personnel : – nos »bienfaiteurs » sont, bien plus que nos ennemis, ceux qui rabaissent notre valeur et notre volonté. Dans la plupart des bienfaits qu’on témoigne aux malheureux, il y a quelque chose de révoltant qui tient à la légèreté intellectuelle avec laquelle le compatissant joue à la destinée : il ignore tout de l’enchaînement et de l’engrenage intérieurs qui s’appelle malheur pour moi ou pour toi ! (…)
Tu voudras aussi aider : mais seulement ceux dont tu comprends parfaitement la misère parce qu’ils partagent avec toi une seule et unique souffrance et un seul et unique espoir – tes amis : et seulement à la manière dont tu t’aides toi-même : – je veux les rendre plus courageux, plus résistants, plus simples, plus gais ! Je veux leur enseigner ce que si peu comprennent à présent et, moins que tous, ces prédicateurs de pitié : – la co-réjouissance ! » (Quatrième livre)
Comme tous les gens fragilisés par une profonde sensibilité, Nietzsche perçoit la possible équivalence entre pitié et mépris. Le rôle de bienfaiteur vaut un bénéfice collatéral à l’ego. Se situer en position dominante, être celui qui sait qui peut qui veut.
Friedrich, régulièrement en proie à de terribles crises de maux de tête (ben oui forcément), a été blessé d’être celui qu’il faut aider, il en a ressenti plus de honte que de consolation. Qu’y a-t-il de plus humain ? Épargner la honte à quelqu’un (cf 12/20)
De cela des échos dans Ainsi parlait Zarathoustra, dont Nietzsche entreprend l’écriture dans la foulée du Gai Savoir.
« Depuis qu’il y a des hommes, l’homme a trop peu été dans la joie : voilà, frères, notre seul péché originel. Et mieux nous apprenons la joie, d’autant mieux nous désapprenons à faire du mal aux autres, et à concevoir le mal. »
« Si ton ami est malade sois un lieu d’accueil pour sa souffrance, mais sois un lit dur, un lit de camp : c’est ainsi que tu lui seras le plus utile. » (Des compatissants)
Illustration Johnnyjohnson 20430 (Pixabay)
Très éclairant, ce passage de l’otium à la probité en passant par l’éducation… et celui de l’amour de la musique et à sa persévérante propédeutique, à l’amour tout court, de soi aussi…
Et cet hymne à la joie que l’amitié vraiment sym-pathique doit être, cette passion du prochain qui doit d’abord être proche…
Je vais graver ces derniers §§ en lettres d’or sur la paume de mes mains. La joie comme main tendue, légère !