« n°340 : Socrate mourant.
J’admire la vaillance et la sagesse de Socrate dans tout ce qu’il fit, dit – et ne dit pas. (…) Je voudrais qu’il eût également gardé le silence au dernier instant de sa vie, – peut être appartiendrait-il alors à un ordre d’esprits encore supérieur. Fut-ce la mort, le poison, ou la pitié, ou la méchanceté – quelque chose lui délia la langue à cet instant, et il dit : »Oh, Criton, je dois un coq à Asclépios ». Cette »dernière parole » risible et terrifiante signifie pour celui qui a des oreilles : »Oh, Criton, la vie est une maladie ! »
Est-ce possible ! Un homme tel que lui, qui a vécu gaiement et, aux yeux de tous, comme un soldat, – était pessimiste ! Il s’était contenté de faire bonne figure à la vie et avait, toute sa vie, caché son jugement ultime, son sentiment le plus intime ! Socrate, Socrate a souffert de la vie ! Et il en a encore tiré vengeance – par cette parole voilée, horrible, pieuse et blasphématoire ! Fallait-il que même Socrate se venge ? Manquait-il un grain de générosité à sa vertu surabondante ? – Ah, mes amis ! Il nous faut dépasser jusqu’aux Grecs ! » (Quatrième livre)
Ah l’aptitude de Nietzsche à décoder l’implicite, à entendre le sous-entendu. On lit ça on se dit : tiens c’est vrai au fait, la parole de Socrate pourrait bien après tout s’interpréter ainsi. Et du coup on se fait une réflexion. Si Socrate est tellement malin (pour ne pas dire roublard), d’une ironie qui confine au geste chirurgical, c’est peut être bien que oui : il manque de ce grain de générosité, de ce parti-pris de bienveillance que seul peut donner un certain optimisme sur la nature humaine. Quoique. Pour ma part, dans mon anti-platonisme primaire, je me demande si le non-généreux n’était pas plutôt lui Platon, qui dans ses dialogues a fait dire à Socrate ce qu’il a voulu …
« n°344 : En quoi nous aussi sommes encore pieux.
Dans la science, les convictions n’ont pas droit de cité, voilà ce que l’on dit à juste titre : c’est seulement lorsqu’elles s’abaissent au rang d’une modeste hypothèse, d’un point de vue expérimental provisoire, d’une fiction régulatrice, que l’on a le droit de leur accorder l’accès au royaume de la connaissance et de leur y reconnaître même une certaine valeur, – toujours avec cette restriction de demeurer soumises à la surveillance policière, à la police de la méfiance. (…) La discipline de l’esprit scientifique ne commencerait-elle pas par le fait de ne plus s’autoriser de convictions ? …
C’est vraisemblablement le cas : il reste seulement à se demander s’il ne faut pas, pour que cette discipline puisse commencer, qu’existe déjà une conviction, et une conviction si impérative et inconditionnée qu’elle sacrifie à son profit toutes les autres convictions ? (…) La conviction »qu’il n’y a rien de plus nécessaire que la vérité, et que par rapport à elle, tout le reste n’a qu’une valeur de second ordre. » (…)
De sorte que la question : pourquoi la science ? renvoie au problème moral : à quoi tend de manière générale la morale, si la vie, la nature, l’histoire sont »immorales » ? Il n’y a pas de doute possible, le véridique, dans ce sens audacieux et ultime que présuppose la croyance à la science, affirme en cela un autre monde que celui de la vie, de la nature et de l’histoire. (…)
Mais on aura compris où je veux en venir, c’est à dire au fait que c’est toujours sur une croyance métaphysique que repose la croyance en la science – que nous aussi, hommes de connaissance d’aujourd’hui, nous sans-dieu et antimétaphysiciens, nous continuons d’emprunter notre feu aussi à l’incendie qu’a allumé une croyance millénaire, cette croyance chrétienne, qui était aussi la croyance de Platon, que Dieu est la vérité, que la vérité est divine …
Mais si cette croyance précisément ne cesse de perdre toujours plus sa crédibilité, si rien ne s’avère plus divin, sinon l’erreur, la cécité, le mensonge – si Dieu lui-même s’avère être notre plus long mensonge ! – » (Cinquième livre)
Costaud, non ? On a l’impression de passer son temps à franchir des cols. On ne cesse de dépasser un point de vue pour un autre, le paysage qu’on croyait connaître, s’insérant dans de nouvelles perspectives, révèle des côtés inaperçus, fait percevoir de nouvelles images à décoder. Bref faut tenir la distance et ne pas craindre le vertige.
On en est averti dans le liminaire du cinquième livre : « NOUS, SANS PEUR »Carcasse, tu trembles ? Tu tremblerais bien davantage si tu savais où je te mène. » (Turenne) »
Ce dernier livre constitue de fait le plus complexe et même déroutant de l’ouvrage. C’est le moment où l’on a envie de dire à Friedrich : eh oh on n’avait pas signé pour ça ! Savoir, d’accord, on voit (enfin façon de parler) mais Gai ? … Hein ?
« n°345 : La morale comme problème.
Le manque de personne se fait payer partout ; une personnalité affaiblie, amenuisée, éteinte, qui se nie elle-même et renonce à elle ne parvient à rien de bon, – et moins que tout à la philosophie. »L’abnégation » n’a aucune valeur ni au ciel ni sur la terre ; les grands problèmes exigent tous le grand amour, et seuls en sont capables les esprits forts, complets, sûrs, qui ont en eux-mêmes une assise ferme.
La différence est absolument considérable selon qu’un penseur a un rapport personnel à ses problèmes, de sorte qu’il possède en eux son destin, sa misère et aussi son bonheur le meilleur, ou au contraire un rapport impersonnel : c’est à dire s’il ne sait les palper et les saisir qu’avec les antennes d’une pensée froide et curieuse. Dans ce dernier cas, il n’en sortira rien, on peut l’assurer. (…)
Comment se fait-il, maintenant, que je n’aie encore rencontré nul homme, pas même dans les livres, qui se soit comporté en personne à l’égard de la morale, qui ait connu la morale comme problème, et ce problème comme sa misère, sa torture, sa volupté, sa passion personnelles ? (…) Personne, par conséquent, n’a encore examiné jusqu’à présent la valeur de cette médecine célèbre entre toutes que l’on appelle morale : ce pourquoi il est nécessaire avant tout de la – mettre en question. Eh bien ! Telle est justement notre tâche. – » (Cinquième livre)
Certes impossible de penser vraiment sans rapport personnel aux problèmes que l’on pense. Selon son mode propre (combinaison de caractère spontané et d’assimilation d’expériences). Pour lui ce mode consiste à se jeter à corps perdu dans l’acte de penser. Mais pour d’autres, ce sera commencer, oui, par palper précautionneusement de ses antennes le territoire.
En fait l’authenticité de l’investissement personnel se voit (en philo comme en toute chose) à ses fruits. Et dire des pensées précautionneuses il n’en sortira rien, on peut l’assurer c’est aller un peu vite en besogne.
Et pareil pour ce qu’il dit de l’absence de rapport personnel à la question morale chez ses prédécesseurs : grosse mauvaise foi quand même. Et Spinoza alors ? Et Montaigne ? Et Pascal ?
Illustration Johnnyjohnson 20430 (Pixabay)
Alors là sur le coq d’Asclépios, Friedrich me déçoit ! ce terrible soupçon qui ferait plutôt penser à Schopenhauer, c’est super tordu, voire parano et tiré par les cheveux !
De plus c’est je pense un contresens sur le rituel et son fonctionnement huc et tunc : La guérison de la vie, c’est tellement XIXème…Continuer à honorer Esculape, c’est la nique à la mort…
Pour moi j’y vois banalement au contraire un dernier pied dans la vie, une dernière parole performative dont le résultat dérisoire peut-être lui permet par personne interposée de poser un dernier acte quotidien, pratique, sans prétention grandiose, sa dernière humilité. Plus un acte social, qui le confirme comme citoyen. bref tout le contraire, même s’il ne croit pas vraiment en un quelconque Olympien.
Là est plutôt d’après moi sa roublardise, je meurs mais je reste le citoyen Socrate et je vous emm…
Ariane me pardonnera de m’être un peu agacée sur ce moment pisse-vinaigre (le verso des hy^persensibles, je sais bien) de Monsieur N.
Sur la vérité « divine », il s’emballe, il s’emballe (un col passé, ou le mors aux dents?) La quête de la vérité pour reprendre son propre chemin est une quête provisoire et non absolue, et rechercher un peu de vérité provisoire, comment ne pas admettre que c’est une pragmatique contre les âneries du mensonge et ses utilisations? Je ne vois que trop comment ses propos pourraient être utilisés pour faire avaler que la terre est plate…
Et aussi, s’il n’y a pas de Dieu, l’homme ne peut-il pas désirer par simple appétence, désir, goût de vivre, le fruit de l’arbre de la connaissance, un peu de beauté en lui et devant lui? ça oui c’est gai !
Quant à la question de la morale, Ariane, tu as objecté assez…
On verra donc les points 19 et 20 pour cesser de bouder son Nietzsche…
Merci pour ces retours argumentés et pertinents. En vrac : je ne suis pas assez au fait de la civilisation grecque pour trancher sur le coup du coq, et en effet je gage que c’est pas tout à fait de bonne foi. Mais comme j’ai toujours trouvé Socrate roublard, j’avoue je partage un peu le malin plaisir de Nietzsche à le débiner (à roublard malin et demi). Sinon totalement d’accord avec la remarque « la guérison de la vie c’est XIX° » . C’est nietzschéen aussi dans sa face « chien noir ». En fait Nietzsche, sa vie, son oeuvre (y compris ce Gai savoir) c’est beaucoup de chaos. Mais j’ai cité sa phrase « Encore faut-il porter du chaos en soi pour donner naissance à une étoile qui danse ». Les deux me touchent, le chaos parce que je connais, l’étoile parce qu’elle est si belle. Une étoile que nous retrouverons au n°20, en effet.