Jazzez London

 

Oakland par le trio Medium de Vincent Courtois

Quand j’ai commencé à lire Jack London la musique est arrivée immédiatement.

Si on revient à la genèse de l’un des projets que le violoncelliste Vincent Courtois nomme “répertoire”, Jack, c’est ainsi que s’appelait la toute première version en décembre 2018. La musique qui n’était pas encore enregistrée allait s’étoffer et donner Love of life réalisé avec son trio Medium, les saxophonistes Robin Fincker et Daniel Erdmann.

Avec Oakland une création présentée dans divers festivals de jazz et musiques actuelles, c’est l’aboutissement d’un travail en perpétuel devenir, un spectacle du violoncelliste Vincent Courtois et de l’acteur Pierre Baud, inspiré de Martin Eden de Jack London. Un portrait textuel, musical, sous-tendu de réminiscences, de vibrations croisées à partir du roman quasi autobiographique de Jack London. Oakland est plus qu’un décor, car si Jack London y revient toujours, Vincent Courtois, dès l’émergence de l’idée, avait envie de partir sur les traces californiennes de London, d’explorer son port d’ancrage et de jouer un spectacle complet avec des textes lus et interprétés par des comédiens amis avec inserts de photos et de montages de films. Il a réalisé son envie et vécu son rêve…dans la continuité de son album West (2015), où il avait découvert de nouveaux espaces sonores : « On avait besoin de sentir tout ce que l’on pouvait lire sur les paysages, la lumière, les personnes et aussi les rythmes… besoin d’être là, de le vivre ».

Est il possible de passer de l’écriture à la musique ? On peut admettre que l’univers de London peut être transposé en une musique qui traduit cette sensation de grands espaces.

Love of Life

La musique de Love of Life, le trio l’a joué sur la tombe de Jack London dans le parc de son ranch en ruine, en compagnie de son arrière petite fille, juste avant l’enregistrement en studio. La composition inaugurale qui donne le nom à l’album et ouvre les concerts installe décor et un tempo très lent en résonance à cette nouvelle. Elle parle de quelqu’un qui va chercher au bout de son dernier souffle. Il y a là quelque-chose de vraiment libérateur …

Les trois complices concentrés sur les images musicales qui allaient naître de cet univers ont travaillé en véritables compositeurs et traducteurs musicaux de cette matière vivante. Mots, images, sons  dès lors fusionnés. Ils ont réussi à faire remonter au cours de leurs improvisations et dans leur écriture leur ressenti, en tirant parti avec leurs instruments de ce matériau exceptionnel. La dimension narrative est présente, puisque chaque composition est à elle seule une histoire, un chapitre de Martin Eden ou d‘autres nouvelles. Chaque musicien s’est immergé pendant près d’un an dans différents écrits de London avant d’écrire quelques compositions, a visionné aussi des documents rares, comme les films produits par London lui même, peu avant sa mort, car il avait le projet de faire du cinéma de son oeuvre! Selon les mots de Vincent Courtois, il fallait qu’il devienne“cet ami, cet ancêtre éloigné, ce frangin, ce camarade dont on attend chaque jour de nouveaux récits.

 

Martin Eden

Je dois écrire parce que c’est moi, et je sais ce qui est en moi.

En 1907, Jack London s’embarque avec sa femme pour les mers du Sud sur son bateau, la Snark, pour écrire son roman le plus intime Martin Eden. A bord, il fait bien plus que mille lignes par jour comme il se l’était promis. Ecrivain et personnage se confondent alors.

London écrit  ce qu’il a vécu : marin, chasseur de phoques, boxeur, mineur, correspondant de guerre en Corée, blanchisseur, vagabond et “brûleur de dur”. Ce “travailleur de plume”, ouvrier dans l’âme a vécu le rêve américain et son envers. Une mise en abyme qui ne peut que troubler à la lecture de Martin Eden. Défaite de l’individualisme? Désenchantement romantique d’un écrivain réaliste? S’il faut choisir un angle d’attaque, c’est la révolte contre l’esclavage qu’impose le travail et les machines dans des conditions surhumaines. Deux univers irréconciliables, voilà le drame de cet écrivain sorti des bas fonds qui plonge dans la culture avant même de rencontrer Ruth. Il ressent une attraction poétique, sensuelle et charnelle pour cette jeune fille de la haute, “une fleur d’or pâle sur une tige fragile” qu’il veut conquérir. Pour y réussir, il décide de s’instruire.

Bien plus tard, alors qu’il est devenu célèbre et ses manuscrits acceptés, lors d’une traversée sur la Mariposa, où il est invité d’honneur, désabusé, il songe à Swinburne. La réussite a mis en péril son identité même. Comment survivre à la gloire sans se perdre soi même? En se remémorant le poème de Swinburne qui mit fin à ses jours, il décide de ne plus résister à l’appel de la mer.

La mort ne faisait pas souffrir. C’était la vie cette atroce sensation d’étouffement: c’était le dernier coup que devait lui porter la vie….Et tout au fond,il sombra dans la nuit. Ça il le sut encore. Et au moment même où il le sut, il cessa de le savoir.

De Martin Eden à Oakland

Le musicien Vincent Courtois et le comédien Pierre Baud ont découpé à vif dans l’oeuvre, choisissant leurs morceaux emblématiques mis ensuite en musique et en chants. Le nouveau spectacle Oakland souligne l’importance du texte. Le récitant, c’est le comédien Pierre Baud, en miroir du chanteur gallois John Greaves. Les deux langues alternent, se chevauchent, le français plus châtié que l’anglais rude du Gallois, qui colle au langage direct et cru du prolétaire Martin Eden. Le texte est ainsi travaillé à deux voix qui se répondent et se complètent. Pierre Baud fait ressortir le travail du texte à partir d’un ressassement des versions possibles, jamais totalement satisfaisantes. John Greaves anime cette langue, en faisant sonner la syntaxe maladroite. Et ce n’est ni du théâtre musical, ni un ciné-concert.

Cette fois les instrumentistes jouent en choeur avec les deux récitants pour traduire cet indicible que fait naître la musique. Il sont parfois en arrière-plan, travaillant la distanciation, ou alors acteurs à part entière, quand à la fin de chaque chapitre, ils ponctuent de leur musicalité intense le sens profond des mots. Ils parviennent à en en révéler l’ambiguïté et la complexité. La musique accessible en dépit d’une réelle exigence est composée de fragments obsédants qui deviennent vite tournerie, le registre grave des trois instruments unifiant l’ensemble, ouvrant des passages entre les genres. Ce n’est pas un jazz de chambre comme on pourrait s’y attendre avec ce format instrumental. Les conflits vécus par Martin Eden c’est John Greaves qui les prend en charge en évoquant parfois de sa voix rocailleuse l’écorché Tom Waits, le vagabondage du hobo (préfigurant le Kerouac de On the road) fait écho au clarinettiste Jimmy Giuffre en trio avec Paul Bley et Steve Swallow aux accents country et folk. L’Amérique revient dans cette traversée musicale. Les crises d’angoisse existentielle sont  par les saxophones free sonnants et acides. Un ami critique y entend aussi (bien sûr, il a vu juste!) du Charles Mingus, métis tiraillé entre ses diverses identités, toujours avec la rage, jouant de la contrebasse à défaut du violoncelle, revigorant les blues et gospels des églises évangélistes…

La force de ce spectacle est d’être complet : de la mise en lumière avec goût par Thomas Costberg (un soleil flamboyant, cercle rouge orangé sur le bleu de l’écran en fin de pièce ) à la scénographie qui joue habilement de la disposition des musiciens. Le violoncelliste assis au centre est entouré de Robin Fincker à la clarinette à gauche, Daniel Erdmann au ténor à droite; si Erdmann se balance d’avant en arrière, Fincker tourne volontiers de droite à gauche, réglant ainsi toute une chorégraphie entre eux, Courtois regardant alternativement l’un et l’autre. A un moment, Robin Fincker qui s’est saisi du saxophone est rejoint sur la scène par Daniel Erdmann et tous deux ne font plus qu’un, entourant le violoncelliste qui joue en pizz ou à grands traits d’archet.

Cet Oakland est une réussite incontestable. Le spectacle devrait être total, les festivals ne plus rester cloisonnés à la seule musique. Quoi de plus merveilleux que cette transversalité artistique qui donne envie de se replonger dans un livre après un concert enthousiasmant ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

4 Commentaires

  • Ariane dit :

    Enthousiasmant, cet article l’est aussi, trouvant les mots pour évoquer avec brio cette transversalité artistique. Et, même si côté jazz je suis toujours aussi peu perméable, je vibre à la cette magistrale dernière phrase de « Martin Eden » que tu rappelles. Et cela me donne envie de lire enfin ce roman … Euh ben oui j’avoue à ma grand honte que je ne l’ai pas lu, n’étant guère attirée par ce que je ressens comme des « histoires de garçon » . (Genre les aventures dans les grands espaces, tout ce qui ressemble de près ou de loin à du western). Vision bornée, injuste et stupide j’en conviens, pour Jack, pour tous les autres aventuriers, et pour les garçons en général … Merci donc Sophie !

  • Sophie Chambon dit :

    Ariane,
    Ce que tu écris me touche. Mon père avait choisi la mer et il était passionné de cette littérature américaine d’aventuriers. Donc London était en bonne place dans la bibliothèque familiale et je l’ai lu très tôt. Plus que The Call of the wild, j’ai tout de suite préféré cette autobiographie. Et je n’ai jamais trop compris que l’on fasse des livres de London et de Martin Eden en particulier une lecture pour enfants.
    Quant à la phrase finale, je l’ai citée car c’est l’une des plus belles que je connaisse pour appréhender la fin ….

  • Laure-Anne dit :

    Oui, moi tout pareil, j’ai bloqué petite sur Croc-Blanc que j’avais refilé à mon frère, depuis la belle expo à la Vieille Charité, j’ai lu quelques nouvelles de mers du Sud, et en effet, cette écriture pleine d’une sauvagerie qui n’a rien de particulièrement masculin m’a beaucoup parlé (malgré le vocabulaire nautique déjà compliqué en français… Et je viens de noter sur ma liste d’achats chez la vieille Albion Martin Eden, tant qu’à faire en anglais, même si ces vieux « classiques » sont devenus durs à trouver, de même que les vraies librairies.
    Quant au spectacle, où va-t-il tourner? Sera-t-il accessible à d’autres qu’aux happy few de l’AJMI?

  • Sophie Chambon dit :

    Très bonne idée que de lire London en v.o!
    Pour le spectacle de Courtois, j’ai bien peur qu’ il ne se joue plus beaucoup. Faut guetter mais l’idée remonte déjà à 2016, et il a fallu un long processus pour arriver à la création qui fut jouée dans les festivals qui sont friands en général d’inédits dans leur programmation.
    Le violoncelliste est déjà tout à son nouveau repertoire, un ciné concert sur la Bretagne d’après un documentaire de 1929 sur….les goémoniers….

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