« n°354 : Du »génie de l’espèce ».
(…) La conscience n’est proprement qu’un réseau de relations d’homme à homme. (…) Et par conséquent, chacun de nous, en dépit de toute sa volonté de se comprendre lui-même de manière aussi individuelle que possible, de »se connaître soi-même », ne prendra jamais conscience que du non-individuel en lui, de sa »moyenne », – notre pensée même est continuellement, en quelque sorte, mise en minorité par le caractère de la conscience – par le »génie de l’espèce » qui commande en elle – et se voit retraduite dans les perspectives du troupeau. » (Cinquième livre)
Cogito quare sumus : je pense pour la raison que nous sommes. La conscience n’est proprement qu’un réseau de relations d’homme à homme. La psychanalyse freudienne ne dira pas autre chose, précisant seulement que ce réseau a un envers, une doublure inconsciente.
Dans l’organisation de la perception du monde par la prise de conscience, l’individualité est sinon mise en minorité par la moyenne, du moins indissociable de cette conscience moyenne.
Mais pourtant on peut garder sa langue propre, à côté de la traduction dans les perspectives du troupeau. Sans cela l’humanité n’aurait jamais évolué, en serait restée à la répétition. Le génie de l’espèce humaine consiste à prendre en compte les perspectives du troupeau (d’ailleurs pas le choix) mais sans se laisser réduire au mode troupeau.
C’est une des préoccupations de Nietzsche : poser les tenants et aboutissants de cette tension, et explorer toutes les difficultés qu’elle induit, particulièrement au plan éthique.
« n°355 : L’origine de notre concept de »connaissance ».
(…) Le connu, cela veut dire : ce à quoi nous sommes suffisamment habitués pour ne plus nous en étonner, notre quotidien, une règle quelconque dans laquelle nous sommes plongés, absolument tout ce en quoi nous nous sentons chez nous : – comment ? notre besoin de connaître n’est-il justement pas ce besoin de bien connu, la volonté de découvrir dans tout ce qui est étranger, inhabituel, problématique, quelque chose qui ne nous inquiète plus ? Ne serait-ce pas l’instinct de peur qui nous ordonne de connaître ? La jubilation de l’homme de connaissance ne serait-elle pas justement la jubilation du sentiment de sécurité retrouvée ? … » (Cinquième livre)
Analyse pertinente ? Je ne sais, mais je ressens cela. Apprendre à connaître (quoi que ce soit, y compris procédures concrètes du quotidien), poser dans ma conscience ce savoir, pour l’y retrouver au besoin, et classer, approfondir, reprendre, modifier, c’est rassurant.
Signature d’un profil psychologique, dans lequel le besoin d’analyse, de vérification, de logique, correspond à la gestion d’un rapport phobique (c’est à dire effrayé) au monde ? En tous cas à partir de cet effroi, le besoin de connaissance construit. Non seulement il construit un sentiment de sécurité, mais aussi, bêtement, il construit de la connaissance.
« n°371 : Nous, incompréhensibles.
Nous sommes-nous jamais plaints d’être mécompris, méconnus, pris pour d’autres, calomniés, mal entendus et pas entendus du tout. Tel est précisément notre sort (…) On nous prend pour d’autres – c’est un fait que nous-mêmes croissons, changeons continuellement, rejetons nos vieilles écorces, muons à chaque printemps, ne cessons de devenir plus jeunes, plus à venir, plus hauts, plus forts enfonçons toujours plus vigoureusement nos racines dans les profondeurs – dans le mal – tout en embrassant simultanément le ciel toujours plus amoureusement, plus largement, et en aspirant toujours plus avidement en nous sa lumière, de toutes nos branches et de toutes nos feuilles. Nous croissons comme des arbres (…) comme toute vie (…) nous ne sommes absolument plus libres de faire quoi que ce soit de séparé, d’être encore quoi que ce soit de séparé. » (Cinquième livre)
Qui est ce « nous » ? Pluriel souvent employé par Nietzsche, désigne-t-il des penseurs qui adhèrent à sa démarche, voire les disciples d’une nouvelle école philosophique ? En fait ce nous sonne comme un pluriel de majesté. Mais la majesté d’un roi sans royaume.
Friedrich qui sait n’être certes pas le roi des cons admet être le roi des incompréhensibles. Mais nul n’accepte de gaieté de cœur de se reconnaître dans ce qualificatif, avec ce qu’il implique en termes d’échec social. Si bien que de disciples il n’aura guère de son vivant que ceux qu’il donne à son double Zarathoustra. Bref je crois qu’il dit nous pour se sentir moins seul, moins séparé.
« n° 378 : »Et redevenons limpides ».
Nous, les prodigues et les riches de l’esprit, qui nous tenons au bord des routes telles des fontaines ouvertes et qui ne voulons défendre à personne de puiser en nous : nous ne savons pas hélas nous défendre lorsque nous le voudrions, nous ne pouvons en rien empêcher qu’on nous rende troubles, sombres, – que l’époque dans laquelle nous vivons ne jette en nous ce qu’elle a de »plus actuel », ses oiseaux malpropres leur fiente, les enfants leurs babioles et les voyageurs épuisés qui se reposent près de nous, leur petite et leur grande misère. Mais nous ferons ce que nous avons toujours fait : nous mettrons ce que l’on jette en nous tout au fond de notre profondeur – car nous sommes profonds, nous n’oublions pas – et redevenons limpides. » (Cinquième livre)
Suite au soupçon d’incompréhensibilité, la parole est à la défense. Qui consiste à renvoyer l’accusation sur l’accusateur. Si nous sommes considérés comme incompréhensibles, c’est qu’on a troublé notre limpidité. Métaphore à bien y regarder assez juste concernant la réception de l’œuvre de Nietzsche.
« n°383 : Épilogue.
Mais tandis qu’en conclusion je peins très très lentement ce sombre point d’interrogation, et me dispose encore à rappeler à mes lecteurs les vertus du bien-lire – oh quelles vertus oubliées et inconnues ! –, voici que se fait entendre autour de moi le rire le plus malicieux, le plus enjoué, le plus farfadesque : les esprits de mon livre eux-mêmes s’en prennent soudain à moi, me tirent les oreilles me rappellent à l’ordre. »Nous n’en pouvons plus – me crient-ils – assez, assez de cette musique noir corbeau. Le clair matin ne s’étend-il pas tout autour de nous ? Ainsi qu’un vallon et un pré vert tendre, royaume de la danse ? N’y eut-il jamais meilleure heure pour être gai ? Qui nous chantera un chant, un chant du matin, assez ensoleillé, assez léger, assez ailé pour ne pas effaroucher les grillons, – pour inviter bien plutôt les grillons à chanter et danser avec nous ? Et mieux vaut encore une simple cornemuse rustique plutôt que ces sons mystérieux, ces cris d’oiseau de mauvais augure, ces voix de sépulcre et ces sifflements de marmotte dont vous nous avez régalés jusqu’à présent dans votre désert, monsieur l’ermite et le musicien de l’avenir ! Non ! Assez de ces sonorités ! Entonnons plutôt des airs plus agréables et plus joyeux ! »
– Est-ce cela qui vous plaît, mes impatients amis ? Très bien ! Qui aurait le cœur de vous le refuser ? Ma cornemuse attend déjà, mon gosier aussi – il se peut qu’il soit un peu enroué, il faudra vous en contenter ! En compensation nous sommes à la montagne. Mais ce que l’on vous fera entendre est du moins nouveau ; et si vous ne le comprenez pas, si vous comprenez le chanteur de travers, qu’importe ! C’est cela la »malédiction du chanteur ». Vous pourrez entendre sa musique et sa mélodie d’autant plus clairement, au son du fifre d’autant mieux – danser. Le voulez-vous ? » (Cinquième livre)
On perçoit dans cette conclusion du cinquième livre, comme dans d’autres passages auparavant, quelque chose de l’écriture de ce Gai savoir en strates successives. Friedrich écrit des phrases dures et rudes, noires, abruptes. Puis il relit un peu plus tard et alors le farfadet en lui éclate de rire. « Eh ben c’est pas gai gai tout ça … Allez, Friedrich, détends-toi, prends les choses plus légèrement ! Qu’importe la malédiction du chanteur, pourvu qu’il chante. Et pourvu que sa musique invite à la danse ceux qui l’entendent »
« Oui mais (se répond Friedrich) encore faut-il qu’ils acceptent de l’entendre, non ? » Et du coup retour d’une certaine inquiétude en filigrane de la question finale. Et on repart pour un tour …
Illustration Johnnyjohnson 20430 (Pixabay)
Peut-être que son nous est aussi la majesté de l’Ecce homo, consolé un temps par son farfadet… et la question finale du moins n’exclut pas le non, et a la fraîcheur d’une demande de fiançailles, au printemps…
Ces remarques me paraissent témoigner des « vertus du bien-lire » que Friedrich appelle de ses voeux dans cet épilogue : tenter de lire dans une justesse qui n’exclut pas la spontanéité propre de chaque lecteur. C’est ce bien-lire qui rend inépuisables les textes je trouve. J’allais dire les « grands » textes, mais au fond c’est vrai aussi des moins grands.