Doit-on déboulonner les statues ?

(Rédaction juillet 2020)

La question, posée depuis plusieurs années déjà par nombre d’artistes et de penseur·e·s de la décolonisation, connaît depuis peu une animation inédite en France. Il faut dire que ce crépuscule des idoles concrétisé le 22 mai dernier à Fort-de-France par plusieurs activistes ayant fait tomber deux statues de Victor Schœlcher a créé bien de l’agitation. L’acte n’est pourtant ni nouveau ni individuel puisque, dans la ville martiniquaise de Schœlcher elle-même, une statue de l’homme avait déjà été recouverte d’inscriptions puis restaurée par la municipalité au cours des dernières années.

Il n’aura pourtant échappé à personne que ces altérations plastiques (peinture, graffitis, banderoles) et ces chutes de statues effraient les instances du pouvoir hexagonal avec beaucoup plus de vigueur depuis que les voisin·e·s anglais·e·s (Bristol), belges (Anvers, note 1) ou états-unien·ne·s (Boston, Richmond, Saint-Paul) sont aussi praticien·ne·s de ce déboulonnage.

Un engrenage d’émois multiples et de passions historiques nouvellement écloses s’est emballé à toute allure. La pratique de la conservation, dont les enjeux mémoriels concernent aussi bien l’espace du musée ou la toponymie de nos États modernes, révèle plus que jamais la teneur politique de ses partis pris. Le vocabulaire de la statuaire de propagande reformulé en bien historique et national accuse l’importance de cette question à laquelle nous peinons manifestement à répondre : que faire (ou défaire) de notre patrimoine colonial ?

Un trafic de traces : charge symbolique de la statuaire coloniale

Une question de grammaire s’impose avant tout : à qui se réfère le pronom « on » dans la question qui ouvre ce propos ?

Oui, à qui revient le choix ou le droit de déboulonner ? Les statues dont il est question sont soit fichées dans les rues et les parcs, soit plantées au seuil ou au sommet des édifices, quand l’honneur qui leur est rendu n’est pas doublé d’un nom de boulevard ou d’une station d’autobus. Cet urbanisme de propagande qu’il faudrait aimablement considérer comme de la décoration d’époque s’impose aux yeux de toutes et de tous. Pourtant la rue n’est pas le salon privé de quelque propriétaire féru·e de statuaire coloniale (du moins, pas encore) et dont le mauvais goût n’importune que sa propre faiblesse de conscience. La rue, bien plutôt, est l’espace partagé, habité et vécu de toutes et de tous – et ceci infailliblement, en dépit d’un mobilier urbain qui peut préférer aux migrant·e·s et aux sans-abris l’image d’une fin de non-recevoir (siège dressé contre le sommeil du pauvre) ou celle d’une mutilation (barbelé).

À cet égard, la décision de déboulonner ou non les statues ne peut en aucun cas revenir exclusivement à des instances gouvernementales qui, naturalisant toujours plus leur pouvoir, veulent à la fois façonner l’espace public et refuser aux êtres qui le peuplent d’y reconnaître les signes de l’outrage éhonté qui s’y expose en morceaux pierreux de patrimoine. Car sans même parler du sort à attribuer à certaines figures infamantes dressées sur le pilotis de leur orgueil national, il est navrant de constater que « la République » ne reconnaît même pas l’offense qu’elle inflige à une grande partie de celles et ceux qu’elle se plaît à appeler ses enfants et à traiter, hélas, comme bien moins que tel·le·s.

Puisque le mobilier urbain fait mémoire et que les récits collectifs sont de grande importance, où sont alors les statues d’esclaves, d’affranchi·e·s, de femmes et d’hommes partis marron ? Est-ce le hasard qui nous fait uniquement croiser le poitrail fier de quelques ancien·ne·s dirigeant·e·s de l’empire colonial ? Où sont les statues des anarchistes, des grévistes, des féministes, des pacifistes ? Quelle coïncidence nous propose seulement de rencontrer des statues de monarques, de saint·e·s, de ministres et de militaires ? C’est une « universalité » quelque peu carencée qui semble inspirer cette exposition à la garde hautement surveillée. Aux un·e·s elle octroie un intouchable droit de mémoire et, plus encore, le prestige d’un hommage rendu sur la grand-place, car c’est là l’essentielle fonction de la figure érigée en statue de ville ou de parc ; aux autres elle soutire la mise en forme et la diffusion d’un récit, elle révoque la souffrance qu’elle a causée et elle aumône, charitable, les archives d’une domination devant lesquelles il faudrait s’extasier !

On ne comprend pas très bien l’injonction présidentielle à ne pas effacer de traces quand on ne trouve dans l’espace public et les programmes d’écoles élémentaires et secondaires que très peu de traces concurrençant l’officielle idéologie structurée en récit républicain national. On ne comprend pas trop non plus quelle étrange méthodologie documentaire organise la conservation des traces historiques de ladite République quand, dans le même temps, à l’Assemblée nationale, par exemple, le député Ciotti élabore une proposition de loi visant à interdire la diffusion d’images des agent·e·s de la République qui tuent les nôtres ou leur arrachent impunément et les yeux et les mains (note 2).

Ne s’agirait-il pas plutôt, pour « la République », de trier les traces ? De les choisir et de les organiser ? De planifier l’ordonnancement d’une partie d’entre elles et la suppression ou la dissimulation des autres ? Que l’on songe simplement à la fresque inaugurée dans la ville de Stains et à la rage négationniste qu’elle a déclenchée. Les noms et les visages peints d’Adama Traoré et de George Floyd devraient être effacés quand les corps sculptés de Colbert, Gallieni & consorts devraient continuer d’asseoir sur notre contemplation pacifique leur séant copieusement barbouillé de sang.

Pourquoi ne compare-t-on par les propositions contemporaines de nominations des rues (note 3) à toutes ces places du Maréchal Pétain renommées à la Libération ? De fait, nous écrivons et réécrivons en permanence.

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Notes :

1 La figure de Léopold II est particulièrement intéressante car elle permet d’interroger l’érection de statues imposée par les occupants de territoires anciennement ou présentement colonisés. À Kinshasa, en République Démocratique du Congo, ce grand roi mutilateur des hommes et de la terre possède encore sa statue, qui a connu de multiples va-et-vient entre espace public et espace muséal dans les dernières années. Aujourd’hui, la statue du criminel trône paisiblement dans le Parc présidentiel du Mont-Ngaliema. Des réflexions telles que celles de l’historien Amzat Boukari-Yabara sont salutaires pour nous aider à penser ces héritages coloniaux. Interrogé sur le sort à réserver à la statuaire coloniale importée, l’historien du panafricanisme a récemment suggéré leur remplacement par la mise à l’honneur de figures inspirantes et fédératrices telles que celles de Thomas Sankara au Burkina Faso. En ce qui concerne les uniques territoires français, il propose d’imaginer, dans cette logique continue d’élection de figures nationales et héroïques (laquelle mériterait d’être débattue), la commande de statues de Frantz Fanon et d’Édouard Glissant, par exemple. De telles alternatives, on ne peut plus modérées, restent de toute façon ignorées par le gouvernement français.

2 http://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/textes/l15b2992_proposition-loi

3 Au cours d’une balade, j’ai comiquement noté l’existence d’une « Impasse Émélie » à Paris. Le sous-titre indique : « Prénom de la femme du propriétaire donateur ».

 

Estelle Coppolani

Estelle Coppolani

Estelle Coppolani écrit des poèmes, des nouvelles et des proses libres. Son imagination oscille entre les rivages de son île natale (La Réunion), les mornes de ses terres de songe ou d’adoption et un tropisme fripon vers Lesbos. En parallèle de l'écriture, elle mène une thèse de doctorat sur les poésies de la Caraïbe et de l'océan Indien et un projet de court-métrage documentaire avec le soutien de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage.

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