Métaphysique d’une approche linguistique du présent
Et pour vous, qu’est-ce que c’est le présent ? Un point mathématique (donc d’infinie étroitesse) qui, sur la ligne du temps, sépare le passé du futur ? Un instant fugitif (latin in-stans « ne stationnant pas, ne se tenant pas immobile »), qui court sans cesse à l’instar du courant d’un fleuve que l’on observe depuis la rive (merci Aristote) ? Ou un flux continu, toujours, mais dans lequel on est plongé et qui nous emporte avec lui (si bien qu’on a presque le sentiment d’être immobile) ? Un moment donc (latin momentum, contraction de *movimentum « mouvement »), coextensif à notre vécu ? Coextensif, c’est-à-dire toujours là, latin prae-sens « l’étant devant [les yeux], l’étant là immédiatement perceptible ».
Selon que vous soyez physicien ou philosophe, astrophysicien ou psychologue, vous êtes sans doute plus sensible à l’une ou l’autre de ces perceptions.
Et les linguistes, alors ? Du présent, qu’en disent-ils les linguistes ?
A dire vrai, ils se sont beaucoup, beaucoup disputés à son sujet. Et ce, depuis des siècles. A mon avis, pour cause de prémisses erronées. Pour vous la faire brève, je vous dirai simplement que les linguistes français ont fini par admettre que leurs analyses seraient plus justes s’ils tenaient compte de ce que, en français, le mot « temps » vaut pour time et tense, ou pour Zeit et Tempus, c’est-à-dire que le même mot français s’applique à deux niveaux de réalité très différents – le temps perçu (sous sa forme physique ou psychologique) et le temps pensé par la langue, à savoir la catégorie grammaticale du temps verbal. Or ces deux catégories ne sont pas exactement parallèles, pas superposables.
A preuve : dans notre vie il n’y a qu’un passé (riche, emmêlé, complexe certes, mais singulier) ; or la langue française nous offre cinq temps verbaux pour l’appréhender (imparfait, passé simple, passé composé, passé antérieur, plus-que-parfait).
A preuve encore : la forme de présent de l’indicatif peut figurer dans un énoncé renvoyant à une action ou une situation passée (le fameux présent de narration) ; le présent linguistique n’est donc pas toujours l’équivalent de l’actuel.
Le présent, en effet, est un caméléon qui se charge de la couleur temporelle de l’énoncé dans lequel il figure – couleur précisée par ailleurs par les adverbes, les compléments circonstanciels, ou d’autres indices plus subtils tels les noms propres (« César avance à marches forcées vers Alésia »). Et quand il n’y a aucun indice ? Et bien, le présent s’appuie alors sur le seul repère disponible, à savoir le moment où l’énonciateur produit son énoncé : ce qu’on appelle la situation d’énonciation, ou le « ici et maintenant » de l’énonciation. Repère fondamental s’il en est, qui permet de comprendre de quoi parle l’autre, quel jour il désigne par « hier » ou « demain », quel espace il désigne par « ici » ou « là-bas », quel objet il désigne par un démonstratif « prends cette chaise ». Repère dont l’absence déstabilise, brouille la compréhension, ainsi d’un post-it apposé à la porte d’une boutique : « je reviens dans 5mn » ; certes, mais encore ? Ne connaissant pas le moment où cet avis a été énoncé, je suis dans l’incapacité de calculer l’heure de retour du commerçant.
Bref, la forme de présent est un caméléon dont le sens s’adosse toujours à un repère fourni par le contexte. C’est normal, car c’est une forme non-marquée (voir l’épisode précédent sur le masculin – je ne répète pas, mon billet est déjà trop long !) : « nous chantons » (sans rien entre le radical chant- et la désinence personnelle -ons) contre « nous chant-i-ons » marqué par le -i- comme passé ou « nous chant-er-ons » marqué par le -er- comme futur. Est-ce à dire que cette forme verbale dite de présent n’aurait aucune valeur spécifique ? Sans valeur temporelle propre, pourrait-elle néanmoins avoir une valeur d’une autre nature ? Une façon bien à elle de donner à voir le déroulement du procès ?
C’est là que commencent les débats sans fin – débats que je vous épargnerai car vous n’êtes pas abonnés à une revue de linguistique.
Je conclurai plutôt en vous proposant ces quelques vers – un peu pédants j’en conviens, mais qui, finalement, résument assez bien des décennies de controverses et ma propre appréhension du présent.
Qu’est donc l’instant présent
Que par des mots
J’ai tenté de fixer
Mieux que par des photos ?
Une miette de temps,
Un fugace fragment
Qu’il suffit d’énoncer
Pour le voir s’échapper
– périmé, dépassé –
Une chute, une décadence,
L’incessante bascule
D’une infime parcelle
Glissant vers le passé
Irrémédiablement,
Entraînant vers sa fin
Tout être périssable.
Et pourtant c’est ce présent que j’habite,
Que jamais je ne quitte.
Compagnon impossible à délaisser,
Il accueille ma vie, mes rêves, mes projets,
– projection, ascendance –
Car cet instant présent,
Si étroit, si fugace,
Simple point séparant
Le futur du passé,
Est aussi – paradoxe –
Un large espace ouvert,
Accueillant, sans frontière,
Au sein duquel s’inscrit
L’élan de toute vie.
L’incessante bascule
Peut donc se lire désormais
Comme l’inscription, l’incidence
Continûment renouvelée
Du virtuel
Dans le réel
Pour que l’être se dise,
Que le désir se réalise.
Et ainsi épousant
Au plus près, au plus juste,
Le contour du vécu
Au fil de son instanciation,
L’instant présent
Pur – pleinement perçu,
Pleinement habité –
Devient le temps de l’attention,
De la célébration,
D’un être-là-au-monde
Réceptacle d’éternité.
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(Photo de Kevin Malik, Pexels)
Bravo, Sylvie !
Tu allies la clarté, la finesse et l’appréhension intime du temps par la poésie. Oui le poème fait bien saisir ce paradoxe du présent.
Élémentaire, chère Watsonne!
Je lis cette synthèse vive et élégante ( en fait j’ai lu il y a cinq minutes )
et j’applaudis (hic et nunc) des deux mains sur le clavier.
Comme quoi c’est ( toujours) passionnant la langue , car c’est la vie qu’on essaie d’attraper avec la nôtre !
Tu nous reviens (bientôt ?) pour éclairer le passé simple ?