« Les hommes sont faits les uns pour les autres. Instruis-les ou supporte-les. » (VIII, 59)

De toutes façons t’as guère le choix tu les supportes. Oui tu peux toujours tenter de les instruire. Sauf que soyons lucides, de toutes façons tu n’y arriveras guère. Reste une chose : à te débrouiller de les supporter, au moins tu t’instruiras toi-même.

« S’il se trompe, corrige-le avec bienveillance et montre-lui sa méprise. Si tu ne le peux pas, n’en accuse que toi-même, ou même pas. » (X, 4).

Ou même pas. T’accuser, t’excuser, basta … Prends-toi comme tu es, ce sera déjà pas mal.

« Que chacune de tes actions complète la vie sociale, comme toi-même tu complètes la communauté. Toute action de toi qui n’aurait pas de rapport, de près ou de loin, avec une finalité sociale disperse la vie, la divise, est séditieuse, comme celui qui, au sein d’une démocratie, se retire de la participation à l’assemblée. » (IX, 23)

Marco l’empereur ne peut se retirer de la participation à l’assemblée, vu qu’il est une assemblée à lui tout seul (ou presque). Qualifier de séditieux le citoyen de démocratie dont la non-participation à la vie de la cité déchire le corps social, a quelque chose de rousseauiste je trouve.

Et à propos de compléter la communauté, je m’avise que les grands absents de ces Pensées sont les femmes et les enfants. Peut être Marco ne voyait-il pas comment les inclure dans le cadre de sa pensée (sinon dans celui de la communauté). Et quant à les considérer capables de penser philosophiquement, de plus selon le logos politikos, et d’intervenir dans la vie sociale à ce titre … Difficile pour lui d’échapper à ces préjugés. Cela dit à notre époque, oui quelques progrès. Mais globalement, peut-on vraiment lui faire la leçon sur ce point ?

« La cause universelle est un torrent : elle emporte tout. Comme ils sont négligeables ces homoncules qui font de la politique et croient agir en philosophes. Petits morveux ! (…) N’ambitionne pas la République de Platon mais contente-toi de progresser un peu sans minimiser le résultat. (…) L’œuvre de la philosophie est simple et modeste. Ne m’entraîne pas à la vanité. » (IX, 29)

Ces homoncules qui font de la politique, petits morveux : il ne s’épargne pas le Marco sur ce coup-là. Je me les sers moi-même avec assez de verve … et la suite aussi j’imagine (pour ceux qui ont oublié leur Cyrano mais je ne permets pas qu’un autre me les serve). Faut préserver la fonction, on est maître du monde ou on l’est pas.

« Quand on te qualifie de bon, modeste, sincère, prudent, bienveillant, magnanime, fais attention à ne devoir pas mériter d’autres qualificatifs ; et si tu perds ces qualités, retournes-y vite. Souviens-toi que par prudent tu voulais signifier l’attention méticuleuse et attentive portée à chaque chose ; par bienveillant, l’acceptation spontanée du lot assigné à chacun par la nature universelle ; par magnanime, la prééminence de la part sensée sur le mouvement doux ou violent de la chair, sur la gloriole, sur la mort et toutes choses semblables. (…) Endosse ces qualificatifs. (…) le souvenir des dieux t’aidera à (te les) rappeler : les dieux ne veulent pas qu’on les flatte, mais que les êtres raisonnables les imitent, que le figuier remplisse sa fonction de figuier, le chien sa fonction de chien, l’abeille sa fonction d’abeille et l’homme sa fonction d’homme. » (X, 8)

Marc Aurèle donne ici le meilleur de lui-même, la quintessence de son être-philosophe.

A-t-il fait de ces mots bon usage, endossé ces qualificatifs ? Ce n’est pas notre question. La nôtre est l’usage que nous pouvons en faire, nous. Question autrement plus épineuse.

« Le soleil semble se diffuser et, en effet, il se diffuse, mais sans effusion. Car cette diffusion est une extension. (…) la lumière du soleil qui pénètre dans une pièce sombre par une fente : elle s’étend en ligne droite, pour se poser sur le premier support venu qui la coupe de l’espace qui suit ; elle s’y tient sans glisser sans tomber. Voilà ce que doit être l’intelligence : diffusion – et non effusion – et extension. Il ne faut pas qu’elle heurte violemment et impétueusement les obstacles qu’elle rencontre ni qu’elle se laisse abattre par eux mais qu’elle s’y tienne en éclairant ce qui la supporte. » (VIII, 57)

Une belle ode à la lucidité, bien avant les célèbres questions de Kant. L’association lumière/pensée est un invariant humain, si évidente est la sensation que comprendre c’est y voir clair. (D’où le questionnement des philosophes des Lumières sur les aveugles de naissance).

Marco voit dans l’intelligence non seulement la faculté de raisonnement abstrait, d’analyse de concepts, mais l’aptitude à prendre en compte le monde, embrasser la réalité, allumer la lampe qui en dévoilera tous les aspects. Qu’elle s’y tienne en éclairant ce qui la supporte : belle formule. Outre les Lumières, ce passage m’évoque le psaume 19 où l’on trouve pareille métaphore solaire pour le divin, éclairant ce qui le supporte. « Il jaillit de l’extrémité du ciel, son orbe en couvre toute l’étendue : nul n’est caché de sa chaleur. »

Effusion : entendons dissolution, le fait qu’au fur et à mesure qu’une chose se répand, elle s’amenuise, se dilue. Extension qui est lui opposé dit la qualité compréhensive de l’intelligence, qui épouse son objet comme, au fur et à mesure de la croissance, la peau ne cesse d’épouser la chair.

Statue de Marc Aurèle Musée du Capitole

2 Commentaires

  • Laure-Anne dit :

    Cette belle image du rai de lumière qui éclaire un pan de mur, un bouquet de feuilles, la place d’une chose dans le monde, il me semble, Marco Réel, que ce n’est pas le seul apanage de la philosophie : c’est le lieu privilégié de mise en travail de la poésie, ou de la littérature, ou de l’art en général, qui extendent leurs faisceaux pour éclairer des pans de vie insus, non dits… Mais si ces faisceaux « diffusent », se répandent, bavent l’obvie, …c’est raté et nos artistes ne sont que gens de doxa…

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