« Une araignée est fière d’avoir pris une mouche ; cet homme, un lièvre ; un autre, une sardine au filet ; un autre, des marcassins ; un autre, des ours ; un autre, des Sarmates*. Ne sont-ils pas tous des brigands si l’on examine leurs principes ? » (X, 10)
*Peuple scythe contre lequel Marco fit la guerre à plusieurs reprises.
Pensée désabusée d’un général écoeuré de la guerre (l’a-t-il parfois goûtée ?), sensible à la vanité, l’absurdité des hommes à placer si mal leur fierté. Chasser, faire la guerre, mettons que ce soit en certains cas inévitable. Mais y a pas de quoi s’en vanter. Quoique, inévitable ? On pourrait finir par envisager un plan B ? Au contraire sans doute faut-il (en saluant Spinoza au passage) exempter de notre réprobation l’araignée qui elle n’a pas de plan B. Réprobation éthique s’entend, parce que bon côté esthétique, bouffer des mouches : beurk.
Bref concluons avec Zarathoustra ce n’est pas ta destinée d’être un chasse-mouches. Ni chasse-sardines, chasse-ours, chasse-marcassins, voire chasse-Sarmates (ceci est un exercice de diction).
« Évite autant de flatter que de t’irriter ; ces travers sont l’un comme l’autre asociaux et nuisibles. Aie à l’esprit, dans tes colères, que l’irritation n’est pas virile, que la douceur et la courtoisie sont à la fois plus humaines et plus mâles, que la force, l’énergie et le courage n’échoient pas à qui s’indigne et se fâche. Plus on se rapproche de l’impassibilité, plus on est fort. La colère trahit la faiblesse de même que l’affliction : toutes deux sont des blessures, des capitulations. » (XI, 18)
Le rapprochement colère et affliction m’évoque la suggestive bipartition d’Alice Zeniter : dans la vie pas grand choix on est colère ou tristesse, et si l’on n’en sort pas à tous les coups l’on perd. (L’Art de perdre Flammarion 2017). Pour en sortir, la pensée XI,18 suit un paradigme éclairant Souviens-toi de ces neuf points capitaux comme de dons des Muses : en effet la sagesse est un art, et comme tout art, elle ne libère la créativité que moyennant savoir solide et pratique d’exercices.
1) Remets les choses (et les êtres) à leur juste place. En l’occurrence Marco se dit je suis né pour être à leur tête (oui quand même).
2) Observe le rapport entre les principes des gens et leurs actions. (Sous entendu tu seras pas déçu du voyage) (difficile de le nier).
3) Ou ils font bien, et c’est bien. Ou ils font mal, et dis-toi qu’ils ne savent pas ce qu’ils font. (Oui tant qu’à faire le mieux est de se dire ça).
4) Tu es comme eux ton tempérament te porte à pécher, même si par lâcheté, vanité ou autre vice de ce genre, tu t’en abstiens. (Parfois pour des raisons plus nobles, quand même) (mais si).
5) Tu ne disposes pas des tenants et aboutissants pour juger des actions des autres. (Déjà pour les tiennes c’est limite).
6) Inutile de prendre tout ça trop à cœur. (Oui pas la peine de s’en faire à moyen terme nous serons tous morts comme disait Keynes).
7) Rapporte à toi l’estimation de leurs actes en estimant que ce n’est pas honteux pour toi. (Pas sûr que ça console de leur nuisance, mais bon au moins Super Surmoi te lâchera c’est déjà ça).
8) Dans de tels cas, les colères et les chagrins sont bien plus pénibles que leurs causes. (Sauf que l’acte nocif et l’affect induit s’additionnent genre fromage et dessert) (et ça pèse sur l’estomac).
9) La bienveillance est invincible si elle est sincère, sans grimace ni hypocrisie. N’hésite pas pour autant à reprendre l’autre, mais fais-le sans ironie, sans insolence, sans rancune mais avec charité. Pas comme un maître d’école ni pour te faire admirer, mais pour lui seul même s’il y a des témoins.
On comprend le patronage d’Apollon et des Muses, on voit se dessiner dans ces neuf auto-conseils une éthique esthétique, une élégance morale. On entend une petite musique propice à l’harmonie relationnelle. Oui rien à dire : juste tout à faire.
« Ne rougis pas d’être aidé : comme un soldat à l’assaut d’un rempart, tu as une mission à accomplir. Que ferais-tu si, étant boiteux et ne pouvant l’escalader seul, cela t’était possible avec l’aide d’un autre ? » (VII, 7).
Le contexte de la guerre (contre les fameux Sarmates) inspire à Marco cette métaphore. La sagesse une forteresse à investir, l’éthique une bataille à livrer : qui n’est boiteux en la circonstance, qui ne traîne la patte ? Le genre de campagne où l’on traverse plus souvent la Berezina que le Rubicon. Oui trouver des frères (et sœurs) d’armes sur qui s’appuyer pour gagner la bataille de l’humanité.
« Personne ne se lasse d’être aidé. L’aide est un acte conforme à la nature. Ne te lasse jamais d’en recevoir ni d’en apporter. » (VII, 74)
Un acte conforme à la nature. Vision positive d’une humanité caractérisée par sa generositas, dirait Spinoza, sa conscience de solidarité d’espèce.
À part ça question, qu’est-ce qui est plus difficile : recevoir ou apporter de l’aide ? En demander, non ? Il faut à certains du temps, parfois toute une vie, pour oser lancer leur SOS, comme dans la chanson des Beatles Help ! I need somebody, help ! La suite dit not just anybody : pas n’importe qui. Je me demande si ce n’est pas là que ça coince.
« Comme les avis divergent sur ce que la plupart considèrent comme des biens – mais pas sur leurs intérêts communs – il faut poser comme but le bien social et politique. » (XI, 21)
Distinction ici du plan idéal des valeurs et du plan concret des intérêts. Les avis sur les biens, c’est à dire les valeurs, divergent, c’est une certitude : prégnance de l’idéologie.
Mais pas de divergence sur les intérêts communs, vraiment ? Certes c’est aberrant. Le sens de l’intérêt le plus prosaïque devrait nous faire discerner (et choisir), parmi nos intérêts, ceux qui sont communs, partagés, porteurs du bon fonctionnement du groupe, voire de sa survie. L’organisation selon cette communauté d’intérêt est ce qu’il appelle le bien social et politique.
Il ne s’agit pas d’utopie, de position morale (voire moralisante) abstraite. C’est en réalité l’absolue nécessité. Et d’autant plus dans nos sociétés complexes (et entre sociétés dans un monde complexe). Sans coopération des individus, imprégnation mutuelle du moi et de l’autre, interactions à tous niveaux, personne ne peut non seulement subsister, mais être qui que ce soit.
À propos : « Les Spartiates, pour leurs fêtes, plaçaient les bancs des étrangers à l’ombre mais eux s’asseyaient n’importe où. » (XI, 24)
Où l’on voit que la solidarité du corps politique (au top niveau chez les Spartiates) n’implique pas nécessairement étroit nationalisme et exclusion. (Mais ce fait est-il vrai ? Légende urbaine de cité grecque ?) (En tous cas vu de l’Europe contemporaine – et du monde en général – il paraît trop beau pour l’être, vrai).
Statue de Marc Aurèle Musée du Capitole