« Lâche est celui qui évite la raison politique (politikon logon) ; aveugle, celui qui occulte son intelligence ; indigent celui qui a besoin d’autrui et ne possède pas en lui-même de quoi vivre. » (IV, 29)

Lâcheté de ne pas assumer sa condition d’animal politique, et les responsabilités qu’elle implique. Pour les exercer l’outil est le logos structurant la pensée et la parole. Outil du débat démocratique (démocratique c’est moi qui le dis, Marco pensait sans doute à sa raison de despote éclairé) et d’une juste organisation sociale. Si le citoyen occulte son intelligence, s’en remet à l’opinion sans chercher la réalité des faits, sans vérifier les dires, il laisse le champ libre, en lieu et place des fameux lion et renard de Machiavel, aux animaux politiques les plus louches. Hyènes de tout poil, anguilles sous roche, caïmans de marigot, perroquets twitteurs …

L’indigent qui ne possède pas en lui-même de quoi vivre : indigence matérielle ou manque d’assise intérieure propre ? À ce second titre sinon au premier, nous sommes tous plus ou moins indigents. Indigence utile si elle ouvre à l’apport de l’autre. Mais elle peut aussi conduire à se rassurer dans le conformisme.

Dans le contexte de la vie politique romaine, Marc Aurèle sait que l’indigent, au plan matériel comme moral, est une cible facile pour les manipulations des démagogues clientélistes. (Nihil nove sub sole ? Je vois pas ce qui te fait dire ça, lecteur)

Bref la raison, en tant qu’elle est politique, incite à cultiver le sens de la responsabilité citoyenne, à exercer l’intelligence et la lucidité, à faire en sorte que chacun accède à son autonomie matérielle, culturelle, morale. En somme à constituer une société d’irremplaçables (terme de Cynthia Fleury). Restons optimistes : le voyage de mille pas commence par un premier pas, dit le proverbe chinois.

« Suis-je constitué pour rester couché bien au chaud sous les couvertures ? » (V, 1)

Le chap V présente plusieurs pseudo-dialogues (il devait être en train de relire son Platon).

Le premier se tient entre l’empereur chargé de responsabilités et l’homme qui voudrait bien pour une fois passer la journée à cocooner sous sa couette avec un bon bouquin. Y a des jours où être maître du monde, on le laisserait bien à d’autres. Mais son surmoi l’exhorte à se ressaisir en déployant toute sa rhétorique : le métier d’empereur est ta nature (c’est ton ADN, t’y peux rien t’es programmé pour). Il faut l’aimer, autant que le ciseleur la ciselure, le danseur la danse, l’avare l’argent ou le vaniteux la gloriole.

« Les actions sociales te semblent-elles avoir moins de valeur et mériter moins d’efforts ? » conclut Surmoi, sûr de son coup.

Les actions sociales : belle formulation du travail de l’homme politique. Il en passerait un chez nous, de Marco, ce serait pas du luxe. À condition qu’il agisse comme il s’efforce de penser, vertueusement. Et voilà qu’on se met à penser à quelques trucs pas jojo qu’il s’est permis, genre persécuter les chrétiens. Argument : la croyance, en contestant la raison, nuit à l’exercice de la citoyenneté. Pas faux sans doute, mais alors rares sont ceux qui, étant exempts de toute croyance (religieuse ou pas), ne seront pas persécutables à un moment ou à un autre.

Et puis : croire lutter contre la croyance erronée par la persécution, est-ce bien raisonnable ?

«  Ne te laisse ni dégoûter ni abattre ni décourager s’il t’est difficile de toujours agir selon de bons principes. Mais, après une défaillance, retourne à la charge et sois déjà content si la plupart de tes actions sont plus conformes à la nature humaine (…) et ne retourne pas à la philosophie comme à un maître d’école mais comme ceux qui souffrent (…) au cataplasme et à la lotion. » (V, 9)

Pas de déduction hâtive : il ne dit pas la philo c’est emplâtre sur jambe de bois (du moins ce n’est pas ce qu’il a voulu dire). La philo enseignante ou soignante ? Les deux, à la fois ou séparément, selon les cas. Quand il s’agit de se débrouiller avec la vie, la rugueuse réalité, les difficultés relationnelles, tous les moyens sont bons. Faut faire flèche de tout bois.

Montaigne le fait, malgré ses réserves sur la corporation médicale. « S’il ne peut digérer la drogue forte et abstersive, pour déraciner le mal, au moins qu’il la prenne lénitive, pour le soulager. » (Essais I,14 Que le goût des biens et des maux dépend en bonne partie de l’opinion que nous en avons)

Freud, lui, pointe le sadisme inconscient des soignants et éducateurs (sachant qu’il s’est voulu l’un et l’autre). Si l’on suit Marco, le philosophe ne serait qu’à demi sadique (sauf s’il philosophe dans un boudoir ?)

« Il est étonnant que l’ignorance et la suffisance soient plus fortes que la sagesse. » (V, 18)

Étonnant ? Alors au sens premier : ignorance et suffisance n’ont aucun mal à méduser la sagesse, la mettre en position d’infériorité, la laisser sans voix. Pour la bonne raison que la sagesse est avant tout aptitude au doute, à la remise en question. Choses qui n’effleurent pas l’ignorant (s’il doutait il aurait appris un tant soit peu) et le suffisant (se remettre en question, pourquoi, quand on se croit la norme de toute chose ?)

L’obstination et ardeur d’opinion est la plus sûre preuve de bêtise. Est-il rien certain, résolu, dédaigneux, contemplatif, grave, sérieux, comme l’âne ? (Essais III, 8 De l’art de conférer).

Ou encore « Il est impossible de traiter de bonne foi avec un sot. Mon jugement ne se corrompt pas seulement à la main d’un maître si impétueux, mais aussi ma conscience (…) Comme notre esprit se fortifie par la communication des esprits vigoureux et réglés, il ne se peut dire combien il perd et s’abâtardit par le continuel commerce et fréquentation que nous avons avec les esprits bas et maladifs. Il n’est contagion qui ne s’épande comme celle-là. » (III,8)

Où est la poule, où l’œuf ? La sottise (différente de l’erreur qu’il suffit de corriger) naît-elle de la méchanceté, ou l’inverse ? Je crois que c’est le goût malsain du moche, du cruel, de l’obscène, qui donne l’impulsion à choisir le faux contre le vrai. On le voit dans la viralité, sur les résasociaux, des rumeurs les plus basses et maladives. Ce goût a toujours existé, mais l’accroissement technique renforce le phénomène. Désormais notre méchanceté, notre mauvais esprit sont algorithmés, et par conséquent leur pouvoir d’insinuation dans la société en progression forcément exponentielle.

« D’un certain point de vue, les hommes sont nos proches et nous devons leur faire du bien et les supporter. Mais dans la mesure où certains menacent mes propres actions, l’homme me devient indifférent au même titre que le soleil, le vent ou une bête sauvage. Il se pourrait qu’ils entravent l’une de mes activités, mais pas mon impulsion ni ma disposition : ces entraves-là, je les écarte et les renverse. En effet pour réaliser son projet, la pensée renverse et déplace tout obstacle à son activité ; ce qui gênait une action prend la place de l’action et ce qui barrait le chemin, celle du chemin. » (V, 20)

Pour être philosophe on n’en est pas moins empereur. Qui aurait médité par avance son Machiavel. Quant à la correspondance implicite moi l’empereur je suis l’esprit, la raison, les autres sont la matière que j’informe : un je ne sais quoi de désagréablement hégélien, non ? Quoique. Camus dans son journal cite la fin, mais en l’infléchissant ainsi : ce qui barre la route fait faire du chemin.

Autrement dit, l’obstacle, si l’on accepte d’en être dérouté au lieu de s’obstiner à le passer en force, peut nous faire envisager un autre chemin.

Un nouveau chemin.

Statue de Marc Aurèle Musée du Capitole

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