« La meilleure façon de se défendre est de ne pas imiter l’offenseur. » (VI, 6)
Imiter, mot-clé des relations humaines, pour le meilleur et le pire. L’enfant progresse et se forme par imitation des adultes. Passage nécessaire par la route qu’ils tracent avant de pouvoir frayer son propre chemin, son propre mode d’être au monde. Mais l’imitation a aussi partie liée à l’envie, à la violence, au désir d’éliminer l’autre qui, parce qu’il est trop semblable à vous, vous fait de l’ombre.
La pensée de Marc Aurèle m’évoque deux choses. Le conseil évangélique si l’on te frappe sur une joue tends l’autre. L’autre, donc pas la même. Conseil quelque peu surhumain, ouvrant la voie à un par-delà le bien et le mal entendus selon la logique humaine et comptable du talion (je ne sais ce que dirait Friedrich de mes extrapolations, mais il viendra pas me chercher).
La notation spinoziste du mécanisme d’imitation des affects, contagion négative ou positive. La contagion joue en situation réelle : fou rire qui se propage à voir les autres se bidonner, euphorie qui vous gagne dans l’énergie d’un groupe en liesse, à l’inverse escalade de paroles et d’actes violents dans une foule en colère. Mais ce que dit Spinoza de décisif pour l’éthique, c’est que le mécanisme d’imitation est inscrit en nous, trait endogène de la psyché, si bien qu’il peut se mettre en branle sans besoin de cause prochaine.
« De ce que nous imaginons une chose semblable à nous, et que nous n’avons poursuivie d’aucun affect (donc a priori indifférente), affectée d’un certain affect, nous sommes par là-même affectés d’un affect semblable. » (Éthique P 3 prop 27).
D’où le conseil de Baruch futé : t’égare pas dans l’imagination, programme ton GPS sur raison. « En tant qu’ils sont en proie aux affects qui sont des passions, les hommes peuvent être contraires les uns aux autres. » « C’est en tant seulement qu’ils vivent sous la conduite de la raison que les hommes nécessairement conviennent toujours par nature. » (P4 prop 33-34)
On n’est pas rendu ? Pessimistes ! Par nature dit que la raison dans l’humanité, c’est comme la pomme dans la gnôle des tontons flingueurs : y en a aussi.
« Si quelque chose t’est difficile, n’en déduis pas que c’est impossible à l’homme mais, en revanche, si quelque chose est possible et familier à l’homme, considère que tu peux le faire toi aussi. » (VI, 19)
La seconde partie se veut positive, remarquons pourtant que si elle s’entend pour le meilleur, elle s’entend aussi pour le pire. Que de choses familières à l’homme sont horreurs, cruautés, infamies, ou simplement petitesses, vulgarités, veuleries. Les horreurs, un être humain né dans un contexte à peu près civilisé peut trouver moyen de les éviter, du moins en leur forme paroxystique (quoique la banalité du mal). Mais les petitesses, il faut avouer qu’elles nous tentent tous un jour ou l’autre.
N’en déduis pas que c’est impossible à l’homme, voilà qui évoque le mot magnifique de Mark Twain « Ils ne savaient pas que c’était impossible, alors ils l’ont fait ». Là on peut affirmer avec une quasi-certitude que ce que nous trouvons difficile sera plutôt du côté du bien.
« Notre zèle fait merveilles, quand il va secondant notre pente vers la haine, la cruauté, l’ambition, l’avarice, la trahison, la rébellion. À contrepoil, vers la bonté, la bénignité, la modération, il ne va ni de pied ni d’aile. » (Montaigne Essais II,12 Apologie de R.Sebon)
« Uses-en avec les êtres dénués de raison et, en général, avec les choses et les objets comme doit le faire un être doué de raison envers ceux qui en sont privés : avec grandeur d’âme et libéralité ; mais avec les hommes qui sont doués de raison, uses-en avec sociabilité. En toute occasion, invoque les dieux et ne te demande pas combien de temps tu agiras ainsi : même trois heures utilisées ainsi peuvent suffire. » (VI, 21)
Perso ma libéralité envers les objets que je fréquente au quotidien doit beaucoup au syndrome de Stockholm. La plupart m’apparaissent à la fois secourables et sadiques. Lorsqu’ils buguent (leur compétence majeure) c’est de libéralité envers le réparateur que je suis contrainte d’user, tandis que lui abuse sur le montant de la note (surtout rapporté à l’efficacité).
En toute occasion invoque les dieux. Outre le syndrome de Stockholm j’ai un rapport magique avec les objets. Une chaudière, un ordinateur, un lave-linge, un volet, prennent, j’ai beau me raisonner, valeur de totems. Des puissances marquant leur territoire dans le réel, revendiquant d’y être honorées de tout un rituel compliqué, incertain. Faute de quoi on se retrouve en butte à leur mauvais œil. Oui de dangereux totems. Et qui dit totem dit tabou forcément. Beaucoup d’objets me sont ainsi tabous. Je m’abstiens autant que possible de les toucher, ou ne les touche que dans la crainte et le tremblement, respectant au mieux les Procédures des Modes d’Emploi. Bref me conformant aux décrets divins sur l’hybris. Mais l’anankhê étant ce qu’elle est, ce comportement irréprochable ne suffit pas toujours à éviter bug et panne, et subséquemment commerce inéquitable avec le chauffagiste ou autre être prétendu humain présumé doué de raison.
« Il est honteux que ton âme renonce à la vie avant ton corps. » (VI, 29)
Avec le mot honteux, cette pensée fait implicitement du corps la norme morale. Inattendu ou pas pour un stoïcien ? Ne serions-nous pas ici dans une physiologie à la mode nietzschéenne ?
Que l’âme (je reprends le mot mais il ne s’agit évidemment pas d’un élément hétérogène au corps, c’est le fonctionnement psychique) renonce malgré un corps encore allant, cela arrive parfois dans la vieillesse. Il est des corps encore verts aux âmes déjà grises. Comme il est des âmes vigoureuses capables de dynamiser des corps faiblards. Et cela est aussi vrai avant même la vieillesse, une fois de plus le temps ne fait pas grand chose à l’affaire. De quoi dépend d’être gratifié d’un conatus (persévérance à être) plus ou moins vaillant ? Grand mystère pour moi. Bien sûr les conditions de vie, matérielles et psychiques, particulièrement dans la prime enfance, jouent un rôle. Est-il si déterminant ?
Quoi qu’il en soit, Marco sans doute ressent-il davantage les lassitudes du vieillir au point de son investissement majeur, en son être pensant et soucieux de morale. Mais pour y remédier, il ne fait pas appel cette fois à Super Surmoi, au contraire il s’en remet à la simplicité du corps, à son être-là. La volupté est qualité peu ambitieuse, dit Montaigne (Essais III,5 Sur des vers de Virgile).
« Quels plaisirs les brigands, les débauchés, les parricides et les tyrans ont-il goûtés ? » (VI, 34)
Alors oui d’accord, pas ceux que tu aimes goûter, Marco, philosophie, littérature, art. Ou encore faire plaisir à Surmoi en te comportant ni trop méchamment ni trop bêtement. Mais des goûts et des couleurs … Visiblement de leur point de vue voler, tuer, dominer, humilier, c’est un plaisir. Le gros hic dans l’histoire : ces gens-là, contrairement à toi, ne sont pas du genre à renoncer à un plaisir. En tous cas pas pour quelque raison insignifiante et ringarde genre principe moral, désir de ne pas faire de mal à d’autres.
Comment pourquoi, ce plaisir d’être mauvais : vaste question. L’humanité a beau la retourner en tous sens, chercher des réponses plus intelligentes les unes que les autres, on n’a pas franchement avancé. Entre l’argument et la massue, pas besoin de sondage pour voir qu’homo sapiens continue à plébisciter la seconde, tout pareil que dans sa première caverne.
Statue de Marc Aurèle Musée du Capitole