« La nature de chaque chose vise autant sa fin que son commencement et son cours. C’est comme une balle lancée en l’air. Quel bien y a-t-il pour la balle à monter et quel mal à descendre ou à tomber à terre ? Quel bien pour la goutte d’eau à se former et quel mal à se dissoudre ? Pareil pour la lampe. » (VIII, 20)
J’ai du mal à la renvoyer cette balle, pas facile d’adhérer à la sagesse stoïco-zen qui fait abstraction de l’affect. Pourtant j’aimerais bien, comme le conseillera aussi Schopenhauer, me poser dans l’abri psychologique de l’objectité. La balle la goutte d’eau la lampe n’ont pas mal. Grand bien vous fasse, chères choses. Pour moi, dotée de la pensée (propre de la pauvre humaine que je suis – oui avec le rire, mais c’est pas tous les jours), je ne vois pas toujours comment m’y prendre.
« Constamment – et si possible à chaque idée – applique les sciences naturelles, la pathologie et la dialectique. » (VIII, 13)
Ah oui quand même … Plus simple d’apprendre à jongler, finalement.
« Surtout, garde-toi constamment de quatre altérations de la conscience. Dès que tu les découvres, efface-les en te disant respectivement : cette idée n’est pas nécessaire ; celle-ci dissout la société ; celle que je vais exprimer n’est pas de moi. Car tenir un propos qui n’est pas de soi est le comble de l’absurdité. » (XI, 19)
Voilà qui ne va pas faire les affaires des résasociaux dont les deux mamelles sont bavardage et cafardage, et la troisième retwittage. Heureusement dans ce monde-là qui s’intéresse aux pensées de Marco, non immédiatement bankables ? Ça rassure, la vie est bien faite, et le vain commerce de la vanité n’est pas près de faire faillite.
Quoi, lecteur ? Où est passée la quatrième altération ? (Bravo tu perds pas le fil).
« Quant à la quatrième altération à se reprocher, c’est la défaite de la partie de toi la plus divine, sa soumission à la partie mortelle, la moins estimable de ton corps, et à ses plaisirs grossiers. »
Oui j’avoue j’avais un tout petit peu censuré, vraiment trop pénible ce dualisme platonicien.
En tous cas si j’en crois Marco, je frise ici le comble de l’absurdité vu que je tiens beaucoup de propos qui ne sont pas de moi. Mais je ne les tiens que le temps de les passer au lecteur. Et quand je prends plaisir à les discuter, voire à les contester, voire à en rire un peu, tu aurais tort de me le reprocher, Marco, car c’est une chose qui, loin d’être une altération de la conscience, serait plutôt du genre à la revigorer.
« ‘Il n’existe pas de voleur de la liberté de choix.’ C’est d’Épictète. » (XI, 36)
Marc Aurèle livre la citation (et plusieurs autres) sans commentaires (prise de notes en attendant de trouver le temps d’y réfléchir entre deux offensives ?) Difficile en tous cas de savoir s’il adhère ou si une telle affirmation le laisse sceptique. Le deuxième, non ? Il m’étonnerait qu’en son temps romanticain on reculât devant ce genre de vol. Ni en aucun temps en fait.
Sans me vanter notre époque peut se glorifier d’en faire une spécialité : le vol de liberté de choix est vraiment sa marque de fabrique, son moteur, sa raison d’être. Moyennant bien sûr un vol de vérité.
« Notre vérité de maintenant, ce n’est pas ce qui est, mais ce qui se persuade à autrui : comme nous appelons monnaie non celle qui est loyale seulement, mais la fausse aussi qui a mise. » (Essais II,18 Du démentir) (So what ? rétorqueront Trump, Musk, et quelques autres …)
Vol de vérité et liberté où excellent ainsi la publicité (lessive, camembert, association humanitaire, collectivité, politicien) et les fake news algorithmées. Corrélativement l’époque ne trouve vraiment honorables, selon la valeur-reine de commerce, que les meilleurs voleurs de liberté sur la place du marché.
« La place du marché est pleine de bouffons solennels – et la foule se glorifie de ses grands hommes ! Ils sont pour elle, les maîtres du moment. » (Ainsi parlait Zarathoustra. Les mouches du marché)
Bouffons solennels : bien dit non ? Et sans connaître Trump, Musk et alios. On ne dira jamais assez le génie visionnaire de Nietzsche.
« Parle au sénat (comme à quiconque) avec décence et clarté. Utilise un langage sain. » (VIII, 30)
Bien trouvé ce concept de santé du langage. Il faut préserver la parole des contaminations qui la désagrègent, la corrompent, l’invalident. Marco donne les deux critères essentiels de cette santé.
Qu’entendre par décence ? D’abord le sens premier, ce qui convient. Un langage décent est adapté à la situation. De cette adaptation dépend son utilité, sa force, son effectivité. Le langage décent ne parle pas pour ne rien dire, sait adresser son message en fonction de son but.
Et puis il y a le sens moral. De la simple politesse à un tact plus raffiné, le langage décent marquera le respect de l’interlocuteur, sa prise en compte, sera moyen d’empathie. Sans être pour autant beau-parleur, choisir avec élégance les mots qui pourront faire du bien. À l’opposé du langage indécent qui aime choquer, provoquer, humilier, le langage décent serait « de bon diseur à bon entendeur salut ».
Il y a cependant un risque possible à la décence du langage, c’est le politiquement correct. Véhicule d’affadissement et de conformisme. (Mais il existe aussi en certains lieux, réels ou virtuels, un conformisme de l’indécence, un politiquement incorrect).
La clarté est sans doute la plus nécessaire qualité du langage. Elle remédie au flou, embrouilles et zones d’ombres de la communication. Elle est le vecteur indispensable d’une réelle information. Et par là outil fondamental des prises de décision politique. C’est pourquoi Marc Aurèle, qui veut être un bon gouvernant, s’exhorte à en faire preuve dans ses rapports avec le sénat.
Mais c’est valable pour tout le monde. Pour nous aujourd’hui citoyens de base, faciles vecteurs des virus rumeur et désinformation, et pour les médias, et tous ceux dont la parole est de quelque crédit et de quelque poids par leur position sociale. C’est que la santé du langage détermine celle du corps social dans son ensemble, de sa qualité dépend celle de la raison politique.
« Nous sommes hommes et nous ne tenons les uns aux autres que par la parole. » (Essais I,9 Des menteurs)
Statue de Marc Aurèle Musée du Capitole