« Les autres forment l’homme ; je le récite et en représente un particulier bien mal formé, et lequel, si j’avais à façonner de nouveau, je ferais vraiment bien autre qu’il n’est. Mais huy c’est fait.

Or les traits de ma peinture ne fourvoient point, quoi qu’ils se changent et diversifient. Le monde n’est qu’une branloire pérenne (une oscillation perpétuelle) (…) Je ne puis assurer mon objet. Il va trouble et chancelant, d’une ivresse naturelle. Je le prends en ce point, comme il est, à l’instant que je m’amuse à lui.

Je ne peins pas l’être. Je peins le passage : non un passage d’âge en autre, ou, comme dit le peuple, de sept en sept ans, mais de jour en jour, de minute en minute. Il faut accommoder mon histoire à l’heure. Je pourrai tantôt changer, non de fortune seulement, mais aussi d’intention. »

(Montaigne Essais III,2 Du repentir)

Un tel portrait est une sorte de décomposition cinétique de l’image, produisant un inévitable effet de flou. C’est que l’oscillation n’est pas seulement extérieure, mouvement perpétuel du monde. Elle est d’abord en lui. D’où la splendide phrase, celle qui éclaire le mieux à mon sens le titre Essais :

« Si mon âme pouvait prendre pied, je ne m’essaierais pas, je me résoudrais ; elle est toujours en apprentissage et en épreuve. » (III,2)

Celui des essais qui est le moyen, ou l’occasion, de tous les autres, l’acte d’écrire, est « un contrerôle (un inventaire) (ou mieux une check-list, pour le dire en gascon du 16°) de divers et muables accidents et d’imaginations irrésolues et, quand il y échoie (le cas échéant), contraires (contradictoires) ; soit que je sois autre moi-même, soit que je saisisse les sujets par autres circonstances et considérations. Tant y a que je me contredis bien à l’aventure, mais la vérité je ne la contredis point. » (III,2)

Avec cette dernière phrase, on a la formulation du paradoxe en-soi, de l’essence du paradoxe : la vérité est paradoxale ou elle n’est pas. Puisque tout varie, faire le contrerôle du réel, c’est nécessairement ne cesser d’en noter la variation.

Monsieur des Essais comprend que ce qu’il écrit n’est pas la vérité, ni même telle ou telle vérité, mais l’énigme de la vérité, toujours posée à neuf, toujours déconcertante, dont le propre est d’être irrésolue.

Le plus logique, le plus rationnel, est donc de douter, et doublement : douter du progrès littéraire de l’écrit, douter du progrès moral de l’auteur.

« Mon entendement ne va pas toujours avant, il va à reculons aussi. Je ne me défie guère moins de mes fantaisies pour être secondes ou tierces que premières, ou présentes que passées. Nous nous corrigeons aussi sottement souvent comme nous corrigeons les autres. Mes premières publications furent de l’an 1580. Depuis d’un long trait de temps je me suis envieilli, mais assagi je ne le suis certes pas d’un pouce. Moi à cette heure et moi tantôt, sommes bien deux ; mais quand meilleur ? je ne puis dire. » (III,9 De la vanité)

Crédit image : Josse/Leemage/AFP

4 Commentaires

  • Laure-Anne Fillias-Bensussan dit :

    Un peu pessimiste de penser que nous ne sommes capables d’aucun progrès moral, sauf tout le respect que j’ai pour Michel.
    Je retiens de ce pessimisme qu’il nous garde de tenir un progrès pour acquis….

    • Ariane dit :

      Oui voilà optons pour une interprétation dynamique. Ne rien tenir pour acquis, donc essayer et essayer encore, travailler dans « l’apprentissage et l’épreuve ».
      Mais j’avoue que le découragement, l’effarement devant l’absurdité suicidaire où nous nous enfonçons collectivement, nous les sapiens, me saisit de plus en plus souvent. L’idée qu’il y a parfois des régressions morales ou même intellectuelles, je ne vois pas comment la nier en ce moment. Certes ce n’est pas dans tous les domaines, certains progressent.
      Et puis peut être ce découragement est-il juste une question d’âge, d’affaiblissement personnel. En rester à la conclusion simple et sans amertume de Michel : « je ne puis dire ».

  • Laure-Anne Fillias-Bensussan dit :

    Et puis, en y revenant, quelle meilleure invitation à vivre que cette phrase : « Si mon âme pouvait prendre pied, je ne m’essaierais pas, je me résoudrais ; elle est toujours en apprentissage et en épreuve. »…..à inscrire au fronton de notre librairie !
    Car se résoudre, c’est se dissoudre…

    • Ariane dit :

      Oui c’est une phrase absolument géniale, profonde et très subtile à la fois. Au fronton de notre librairie, et, pour le voyage, dans notre petit « rôle » des citations SOS philo.

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