« Je ne sais ni plaire, ni réjouir, ni chatouiller : le meilleur conte du monde se sèche entre mes mains et se ternit. Je ne sais parler qu’en bon escient (de ce que je sais bien), et suis du tout dénué de cette facilité, que je vois en plusieurs de mes compagnons, d’entretenir les premiers venus et tenir en haleine toute une troupe, ou amuser, sans se lasser, l’oreille d’un prince de toute sorte de propos, la matière ne leur faillant jamais, pour cette grâce qu’ils ont de savoir employer la première venue, et l’accommoder à l’humeur et portée de ceux à qui ils ont affaire.
(Montaigne Essais II,17 De la présomption)
Ce passage étonne un peu au regard du génie stylistique de Montaigne, des mille et une facettes et inventions de sa plume. Mais, dit-il (I,10 Du parler prompt et tardif) je suis moins à l’aise à l’oral qu’à l’écrit (sauf en petit comité avec des amis choisis).
En outre la situation de rivalité, telle que décrite ici, a tendance à l’inhiber (il déplore ensuite son esprit de l’escalier) : car s’il aime séduire, il ne sait pas frimer.
« Au demeurant, mon langage n’a rien de facile et poli : il est âpre et dédaigneux (sans complaisance), ayant ses dispositions libres et déréglées, et me plaît ainsi, si non par mon jugement, par mon inclination. Mais je sens bien que par fois je m’y laisse trop aller, et qu’à force d’éviter l’art et l’affectation, j’y retombe d’autre part. (Subtil, non ?) » (II,17)
Bref, en un mot comme en cent :
« Le parler que j’aime, c’est un parler simple et naïf, tel sur le papier qu’en la bouche ; un parler succulent et nerveux, court et serré, non tant délicat et peigné que comme véhément et brusque (…) plutôt difficile qu’ennuyeux, éloigné d’affectation, déréglé, décousu et hardi ; chaque lopin y fasse son corps ; non pédantesque (donneur de leçon), non fratesque (prêchi-prêcha), non pleideresque (ergoteur), mais plutôt soldatesque. »
(I,26 De l’institution des enfants)
Déréglé, décousu, chaque lopin y fasse son corps. Montaigne dit souvent combien l’impatientent introductions, transitions, efforts de construction. Lui, son truc c’est le coq à l’âne, et à chacun d’y chercher son chat.
Non délicat et peigné, éloigné d’affectation : pas de recherche d’effet, aller au mot le plus juste et direct, simple et naïf. Naïf porte un accent étymologique. Parler naïf, c’est dire les mots comme ils naissent. D’où le rapprochement entre l’écrit et l’oral : tel sur le papier qu’en la bouche.
L’imprégnation de l’oral, plus charnel que l’écrit, donnera au style toute sa saveur. Succulent et nerveux, court et serré : tel un expresso revigorant autant que subtil.
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Ariane, cette tasse d’expresso me régale ! Si la voix s’incarne en l’écrit, comme chez Montaigne elle lui donne cette vitalité si vite dépensée chez beaucoup d’habiles de l’oral !
Le style soldat, d’accord, si c’est celui du dormeur du val ou du père Hugo, ou encore du général Dourakine… Foin des soudards qui d’ailleurs ont aussi souvent beaucoup de gueule et pas de verbe.
Et puis cette timidité de celui qui fait moins bien sous la pression, la compétition, et le regard des autres, nous révèle de ce grand monsieur une facette un peu enfantine que tu as eu la grâce de pointer…
En parlant de style soldatesque, Montaigne, il le dit à plusieurs reprises, pense à celui de Jules César, pour sa précision, son efficacité, sa concision. A côté de ça il aime beaucoup la poésie, et peut être pour les mêmes raisons au fond. Quant au lien voix/écrit, ça ne m’étonne pas que ça te parle, c’est ce qui ressort de tes textes (je le remarque à chaque fois).
Et merci de ta lecture assidue !