Un labyrinthe s’ouvrait sans bornes sous les yeux d’Ulysse dans l’encadrement de deux cyprès. Deux gigantesques quenouilles noires. Il songea aux mains de Pénélope filant, saignant sur sa laine, pour s’accrocher au temps jusqu’à mon retour, se plut-il à penser, un peu fat et fier de l’être, car il trouvait que ça sonnait bien. Des fumées de brûlis lointains parvenaient à ses narines, on préparait les engrais, aux champs ; mais peut-être était-ce plutôt des rites funéraires non loin de cette cité affairée et paisible, et il ferma les yeux, ce toujours vigilant, pour se suspendre au passé d’avant la guerre et les épreuves, d’avant les morts qui lui avaient parlé..

Le cafard le prit, lui qui en avait tant vu et fait, de sang-froid toujours, fallait rester du bon côté, pas celui des étripés ; avait tenu à distance la mort au milieu de tous les cadavres autour de lui comme mauvaise herbe. Entre les cyprès, éclataient des taches vertes, rouges, jaunes qui vibraient géométriques dans la lumière crue, et leur forte présence balsamique qu’un vent marin portait vers lui, promettaient un jardin où exulter et jouir comme nulle part ; mais ça chantait à casse-tête, cette lumière, ces couleurs encadrées de poignards acérés, tant et tant que ça menaçait, ça prévenait. Ça avait mis le sang des Parques sur les mains de Pénélope la fileuse. Ça appelait des mercis, un don, les mains ouvertes, le foie sans amers…

Tu fais moins ton malin, ton poète…C’est des Nausicaas qu’il veut ce jardin.

Que nul n’entre ici sans le savoir fringant des bébés, claironnait la vision sous ses yeux qu’il avait fermés.

Le regard insistant de sa jeune hôtesse dénoua ses paupières ; il l’invitait sans mot à passer ce seuil. Elle l’avait secouru échoué sur une plage de cette terre ignorée des mortels et préservée de leurs guerres. Dans le sang de la petite vivaient des géants et un dieu marin. Lui, il avait été battu comme grains au pressoir indigo de la mer ; ne lui était resté que son souffle têtu. Il voulait lui complaire : après tout, il était pour tout le monde le malin aux mille monstres, ça l’obligeait au moins à faire face.

Même pas peur.

Il réussit à sourire un peu à la jeune femme et franchit le seuil..

Bienvenue dans notre jardin.

Ce fut comme si une des drogues aromatiques de Circé lui avait couru dans les veines, une vague de paix joyeuse, une résine odorante qui tiédissait dans sa peau, presque un miel. Devenait-il fou ? Devenait-il fruit ? En tous cas c’était bon.

Sa compagne ne disait rien, comme si elle savait qu’arrivé pour la première fois dans ce foisonnement rangé, il devait se raconter ce qu’il voyait, confirmer par des mots, des mises en ordre intérieures toutes ces perceptions, pour ne pas déraisonner comme un ours soudain gavé de muscat en passant sur le versant de la vie surabondante.

Ses yeux découvraient tout ce cocorico botanique de senteurs, de couleurs, de formes, de visions et de bruits tissés entre eux comme un corps et son pouls ; des glaïeuls, des abricots, des figuiers, des grenades, des cades, des romarins géants, des lauriers, des tomates, toutes sortes de courges ; sous les pieds partout du thym, de l’origan, ça explosait aux narines, trop beau, trop brusque, exorbitant, et les grives chantaient, saoûles aussi peut-être, des chants déboulants et verts comme prés. Comme au commencement, l’herbe et son verbe bavard, mais pas vain.

D’ailleurs, ce bazar était ordonné, des allées, des quinconces, balisées parfois de cônes de cèdres, parfois de cédrats, parfois de citrouilles et parfois de citrons, le superflu-même de ce jardin profus rendu utile à ses arrangements dérangeants, car toutes ces bordures mises en allées se coupaient à angle droit, ou devenaient spirales, ou invitaient à pénétrer des cercles concentriques, et les formes étaient soulignées ou dessinées par un végétal exogène sans que ça semble du tout incongru.

Aussi parfois, les allées s’arrêtaient d’un coup, et Nausicaa repoussant quelques branches, quelques touffes de feuilles, ou cueillant pour son giron les fruits d’une branche surchargée, ouvrait un autre espace et ils quittaient l’impasse devenue nouvelle géométrie.

Au dernier cul-de-sac, elle ne fit rien, et il fut un enfant dans un paradis de marelle ; s’y déployaient quatre carrés de vigne, les vignettes des très riches heures des saisons de l’année : dans l’un, des ceps noirs et nus, dans l’autre des foliettes blanches tremblotantes sous une brise qui promettait du vert ; un autre carré, c’était des grappes trop aigres pour les renards et les becfigues, avec leur foison de feuilles ; au dernier, c’était tout le chaud sanguin de la vendange.

Parmi ces carrés, séparés par des ruisseaux qui ondoyaient comme des truites et caracolaient avec la vitalité des enfants en plein jeu, des humains costauds accompagnaient les grives par leurs hans de labour, leurs ehoh pour trouer le silence de janvier, le clac-clac des ciseaux de la taille, et le frrsshh des grappes qui tombaient dans les hottes, et tout le clos se trémoussait sur les syncopes fuguées des oiseaux.

C’est là que le texte intérieur le quitta, celui qui tenait en lui le gouvernail et lui assurait tout ce qu’il voyait, celui qui naviguait sur le temps des verbes, celui de la première personne du très singulier. Restait pourtant bien mieux que le rien, restait un tiens léger qui valait aussi tu l’auras. Le héros condamné jusque là au il et au je, à leurs devoirs et embarras était le tu accueilli du jardin de Nausicaa. Cet autre-là ne se perdrait plus ; ne se ferait plus de cals, de crampes, de nœuds au cerveau ; plus de calculs d’arpents, de trophées, de gloire, de règlements de comptes. Un petit coin de lui offert à tout jamais. Sur son épaule, il avait la main légère d’Euryloque, dont le sourire s’était aussi posé sur sa bouche.

Puis il fut aussi au verger de son père encore roi, qui lui disait compte bien petit drôle, treize poiriers, quarante figuiers, dix pommiers que je te donne, avec cinquante rangs de ceps. Ulysse dans le jardin chanta et rechanta cette comptine sérieuse qui donnait sans mesure l’amour du père, comme enfant souffle dans le bec d’un oiseau amoché, comme sauf-conduit vers le reste des vivants. Il pensa à son fils comme s’il désirait à nouveau qu’il naisse.

La vigne s’effaça et il fut devant le palais du père Alkinoos.

Nausicaa le regardait, toujours silencieuse, les yeux brillants comme des poissons, déjà sur le seuil.

Il se retourna vers le labyrinthe derrière eux : encadrée par deux hautes flammes vertes, deux pinceaux qui caressaient ses yeux, une pétarade foutraque de taches de couleur éclairait un ciel bleu, calme, à portée de main.

Entre chez nous à présent, dit-elle.

Cette nuit-là au palais des étrangers, il rêva de sa mère loin des bois des morts.

 

 

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Image Shaun Meintjes sur unsplash
Laure-Anne Fillias-Bensussan

Laure-Anne Fillias-Bensussan

Déracinée-enracinée à Marseille, Europe, j'ai un parcours très-très-académique puis très-très-expérimental en linguistique, stylistique, langues anciennes, théâtre, chant, analyse des arts plastiques, et écriture. Sévèrement atteinte de dilettantisme depuis longtemps, j'espère, loin de l'exposition de l'unanimisme des groupes de réseaux, continuer à explorer longtemps la vie réelle et la langue, les langues. Reste que je suis constante dans le désir de partager, écouter, transmettre un peu de l'humain incarné au monde par l'écriture ; la mienne, je ne la veux ni arme militante, ni exercice de consolation, mais mise en évidence de fratersororité. J'ai publié deux recueils de poèmes, écrit une adaptation théâtrale, participé à la rédaction de nombreux Cahiers de l'Artothèque Antonin Artaud pour des monographies d'artistes contemporains ; je collabore aussi avec la revue d'écritures Filigranes. - En cours : deux projets de recueils de courtes fictions, et d'un recueil de poèmes.

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    2 Commentaires

    • Ariane dit :

      Ce jardin de Nausicaa (puissance de l’écriture), je le vois, je le respire, je le touche, ou plutôt j’en suis touchée, car j’ai la sensation qu’il m’enveloppe. Si bien que j’entends fortement cette phrase : « Que nul n’entre ici sans le savoir fringant des bébés ».
      Un savoir que, comme ton Ulysse, on met bien longtemps, sa vie parfois, à retrouver, et dans certains cas à trouver. Grâce aux Nausicaas de notre vie, à leur beau regard attentif, à leur totale présence au monde. Ces enfants qui réveillent en nous l’enfant que nous sommes.

    • Michèle dit :

      Un beau texte sur l’accueil, et aussi sur le paradis retrouvé.
      Parfois, une sensation de tournis sans doute voulue.
      Je me perds un peu dans l’enchainement de ces 3 phrases : « mais ça chantait à casse-tête, cette lumière, ces couleurs encadrées de poignards acérés, tant et tant que ça menaçait, ça prévenait. Ça avait mis le sang des Parques sur les mains de Pénélope la fileuse. Ça appelait des mercis, un don, les mains ouvertes, le foie sans amers… » On passe sans crier gare de la menace aux mercis…
      Mais pour le reste je suis conquise.

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