« Tant la solitude me comble que le moindre rendez-vous m’est crucifixion. »
Cioran (Aveux et anathèmes)
Cet aphorisme fait tout à coup entendre la notion de contrainte dans l’anodin rendez-vous, chargé (qu’il le veuille ou non) de connotations comminatoires. On vous fixe un rendez-vous, et vous voici cloué à la demande impérative de l’autre, à une obligation que vous préféreriez peut être éviter.
Inversement c’est vous qui clouez si c’est vous qui fixez, c’est vrai. Mais je gage que Cioran ne voyait pas grande différence de contrainte entre les deux. Et il n’est pas le seul figurez-vous.
Car, bien que formulé sur un mode moins hyperbolique, ce sentiment se retrouve chapitre 3 livre III des Essais intitulé De trois commerces (facile à retenir : 3 fois 3).
Montaigne explique qu’il a du mal à se sentir à l’aise dans les relations quotidiennes. « J’ai une façon rêveuse qui me retire à moi, et d’autre part une lourde ignorance et puérile de plusieurs choses communes. »
Non qu’il s’en vante, au contraire il le déplore : « cette complexion difficile me rend délicat à la pratique des hommes (il me les faut trier sur le volet) et me rend incommode (et incapable et mal à l’aise) aux actions communes. »
Un regret fréquent dans les Essais. Car si Montaigne a besoin de solitude, ce n’est pas son idéal. Il a besoin de liberté, craint l’assignation aux commerces dépendants d’autrui, mais la communication lui est tout autant nécessaire.
Pour contradictoires que soient ces besoins, il peut les satisfaire ensemble dans le commerce des livres qui « a pour sa part la constance et facilité de son service (…) me console en la vieillesse et en la solitude (…) me défait à toute heure des compagnies qui me fâchent (…) les livres me reçoivent toujours du même visage. »
De même si sa solitude comble Cioran c’est en bonne partie parce qu’elle est visitée de livres. Et qu’il préfère dialoguer avec ces interlocuteurs silencieux plutôt que subir les bruits oiseux d’un monde aussi rugueux qu’inconsistant.
Comportement à rapporter à une névrose sociale, une phobie relationnelle, voire un penchant autistique ? Sans nul doute. Forme névrotique certes un peu vintage, moins conforme au goût du jour que celle qui consiste à répandre sur la toile un ego avide d’approbation.
Et par là passible de crucifixion.
photo Marion (Pixabay)
Montaigne éclaire-t-il par ailleurs le lecteur sur ces « choses communes » dont il confesse une ignorance « lourde » et « puérile » qui le fait passer pour un « niais » dans la conversation, et sur ces « actions communes » auxquelles sa « complexion difficile » le rend « incommode » ?
« Drôle » d’image dans cet aphorisme : depuis quand la crucifixion effraie-t-elle les solitaires ?
Montaigne revient régulièrement (dans un dosage variable d’humour et d’amertume) sur ses deux axes majeurs d’incompétence sociale : le peu d’intérêt pour la gestion de son domaine et l’inaptitude à briller dans la conversation, voire même à sortir un truc pas carrément nul et sans rapport avec le schmilblic. Ce qui lui offrait peu de marge de progression, aussi bien comme gentilhomme périgourdin que comme courtisan auprès des grands qu’il fréquentait. Du coup il ne lui restait plus qu’à « essayer » autre chose …
Tu peux aller voir tout cela de plus près dans les deux chapitres où il en parle le plus (me semble-t-il) : livre II chap 17 De la présomption, et livre III chap 9 De la vanité.
C’est comme la peur du dentiste (un rendez-vous par excellence)…Même quand c’est une crucifixions pour notre bien et même si, disons-le, si le dentiste est charmant et agréable, ça nous emmerde vous dis-je, (comme dirait un autre feu timide névrotique et néanmoins chanteur ). Et même s’il vous passe pendant la séance un best-off de Nina Simone, on aimerait mieux être sous la couette en train de lire les Essais.
Et y retrouver notre vieux Michel grognant sur ces « actions communes » et les paroles partagées qui les mentionnent en « rendez-vous » et qui semblent si dérisoires, (« qu’est-ce que tu vas cuisiner pour Noël », « moi j’utilise plutôt du vinaigre blanc, oui mais ça pue », « va falloir vous soigner cette carie »), qu’il a dû d’ailleurs, vu l’époque, sous-traiter à Madame. Mais je suis sûre qu’en tant que maire et agent diplomatique, il a dû en serrer des paluches et en dire des banalités aimables pour arriver à ses (louables) fins pas si éloignées de ses chers livres où il est souvent question de bien se conduire, donc pas de rester tout seul. Vu le résultat il a mm probablement été bon à ça. Cioran ?
Oui le rendez-vous nous incarne, nous mêle à autrui, qui nous donne et nous pompe vie; il nous éloigne provisoirement du squelette, nous force à parler de ce qui nous ennuie, nous rend aussi « banals » qu’autrui, voire bien davantage, nous autorise à oublier que la vie est courte dans les efforts pour être à la hauteur de cet autre visage, même celui du dentiste.
Mais nous ramène ainsi au galop à la dernière pelletée de terre (voir S’amuser d’un rien 1) , car, on sait bien, se dire « n’y pensons pas, n’y pensons pas », fait un nid bien chaud à la petite urgence à vivre avec le squelette, et à la crainte, en l’attendant, de « perdre son temps » avec des gens aussi insignifiants que nous-mêmes dans les choses insignifiantes de la vraie vie.
D’où la compagnie des livres, mais je ne suis pas sûre que ceux de Cioran nous sortent de cette auberge aussi bien que celle de notre Mimi à nous.
Et puis c’est vrai aussi que des fois, à force d’être trop, ça fait vraiment rire.
J’ai eu un dentiste charmant qui avait pour technique de déstressement de raconter sa vie (assez intéressante au demeurant) au patient. Une sorte de point commun avec « notre Mimi à nous » comme tu dis fort joliment.
Merci pour ton commentaire, apport bienvenu de chair et d’âme de vraie vie sur les mots squelettiques de Cioran. (Mais en effet moi il me fait rire, j’ai toujours l’impression qu’il s’auto-caricature …)
Pour les grands bougons, les taciturnes endurcis, l' »avantage » du dentiste c’est qu’il monologue et n’attend pas de son patient des réponses clairement articulées…L »avantage » de la crucifixion (je cherche …) c’est peut-être qu’il faut vraiment être abandonné de Dieu pour s’y retrouver en compagnie (par exemple, de deux larrons bavards).
Merci, en tout cas, pour ces développements éclairants.
La tranche de rigolade ne fait que commencer…
Oui, Cioran peut être drôle. Au vu des commentaires, il est aussi convivial : j’crois que j’vais en reprendre une ‘tite tranche !
ISOLEMENT
Je n’ai pas recherché l’isolement, mais je l’ai subi, après la mort trop tôt venue de mon épouse, « ma semblance. »1 Subi, mais sans me plaindre, et au contraire, par une force insoupçonnée, j’ai tâché d’en tirer profit. Isolé et fréquentant à distance « esprits vigoureux et réglés » 2 autant que ce « raisonné dérèglement de tous les sens. » 3.
1 La Boétie 2 Montaigne 3 Rimbaud