« Chaque chose, autant qu’il est en elle, s’efforce de persévérer dans son être (in suo esse perseverare conatur). » (part.3 prop.6)
Il y a le bleu de Klein, le cogito de Descartes, l’illumination de Rimbaud, et il y a le conatus de Spinoza. Cette proposition découle de sa conception dite unisubstantielle. Vous prenez pas la tête, le mot s’éclairera peu à peu.
L’idée en gros : tout forme un unique tissu, participe d’une même essence-existence. Et cela à n’importe quelle échelle (ex. galaxie ou quark). Ce qui diffère c’est la « manière d’être ». C’est à dire en filant la métaphore, le modèle du costume : Spinoza, araignée, Pascal, roseau, Einstein, vitesse de la lumière …
C’est ainsi que l’effort d’être de chaque « chose » est indissociable du fait-même d’être.
Le verbe conatur peut prêter à contresens (et son infinitif conari à calembour mais ne nous égarons pas). Il signifie faire effort, sauf que cet effort-là ne répond pas à une volonté subjective (d’ailleurs le verbe est déponent, c’est à dire à forme passive malgré un sens actif). On pourrait traduite conari par être porté à, mieux : programmé pour. Cet effort hors décision est valable pour le non humain (matière dite inanimée, végétaux, animaux), mais aussi pour l’humain, dit Spinoza.
Le libre arbitre est ainsi radicalement récusé (c’est en cela que son éthique diffère de celles qui l’ont précédée, et annonce entre autres Nietzsche, Schopenhauer, Freud).
Le conatus spinoziste pose le paradoxe d’un effort qui consiste juste à ne pas faire obstacle au courant vital. S’il n’y a pas d’ailleurs, d’autrement, d’autre temps (conséquence du système unisubstantiel), alors :
1) le monde et la vie sont à prendre ou à prendre
2) comprendre cela donne accès à la liberté concrète, la liberté en actes
Essayer de comprendre est donc le seul effort à fournir (c’est beaucoup je sais, mais c’est Spinoza quand même).
Le conatus signe surtout la force radicalement affirmative de l’Éthique. Je prends ce que je suis est le contraire de la résignation, la soumission fataliste. S’ouvrir à la saisie du monde réel hors abstractions et fantasmes invalide tout alibi (= ailleurs), libère la puissance et l’action.
Est posé le lien logique (quoique paradoxal) entre acceptation du déterminisme et liberté d’être et d’agir. (Phrase presque aussi pensée qu’un tweet trumpien, j’avoue).
Autant qu’il est en elle (quantum est in se) note un rapport, le quantum d’être de l’individu rapporté à la totalité de la substance dont il participe. Il définit la manière d’être de chacun. C’est une constante (sinon pas d’individu à proprement parler). Et donc pour la maintenir, l’individu ajustera les solutions de sa fonction-être aux variations de son inscription dans le système global (temps, lieu, événements etc.).
Le conatus ne construit donc pas une identité rigide. Bien au contraire, il nécessite une interaction continue avec les autres éléments du système. Il est, inversement, la force de connexion de chacun à l’énergie d’ensemble, participant à ce titre de son maintien global.
Là, nous entrons (enfin) dans le dur. Si j’ai bien compris, l’être comme effort, c’est-à-dire comme force qui nous porte en avant, comme durée active peut-être, ou peut-être comme devenir pour parler comme Bergson. Bon, voilà que je me suis égaré !
Oui là on est dans le dur, le dense, le consistant. (Le plus dur en fait, le reste suivra assez naturellement) (j’espère). Mais avec Spinoza le grand challenge je trouve est de vulgariser sans trop simplifier, sans raboter les arêtes de sa pensée, bref sans le gnagnatiser.
Mais je fais confiance aux lecteurs (surtout dans cette revue) pour être, comme dit Montaigne de « suffisants » lecteurs. Et d’ailleurs ta référence à Bergson est loin d’être inadéquate à mon sens.
A suivre donc.
Bon je vais y aller de mon association à moi : le conatus, ça a quelque chose à voir avec le clinamen de Lucrèce, ou déconaté-je?
J’avoue sur ce point mon ignorance presque totale. Néanmoins, on peut dire qu’en effet le déterminisme spinoziste, et d’une manière générale son matérialisme, regarde de ce côté-là de la philosophie antique. Peut être y a-t-il quelque chose à ce propos dans sa correspondance ? Si je n’ai pas la flemme je chercherai. Et de ton côté si tu vois d’autres précisions et réflexions à apporter plus loin sur ce point, à l’occasion d’autres entrées de l’abécédaire, je suis preneuse ! Merci de ta lecture.
Ariane, c’est un plaisir cette redécouverte de Spinoza dans la revue. J’avais plongé mon nez déjà dans de vastes lectures de Spinoza et la béatitude, livre que j’avais attrapé dans la bibliothèque de mon père défunt (il était né en 1930), annoté par lui dans sa jeunesse.
Des bons souvenirs de lecture qui reviennent là !
Merci encore