« Par vaillance, j’entends le désir par lequel chacun s’efforce de conserver son être sous la seule dictée de la raison. Et par générosité, j’entends le désir par lequel chacun, sous la seule dictée de la raison, s’efforce d’aider les autres hommes et de se les lier d’amitié. Et donc les actions qui visent uniquement l’utilité de l’agent, je les rapporte à la vaillance, et celles qui visent aussi l’utilité d’autrui, je les rapporte à la générosité. » (scolie prop.59 part.3)
Souffle et utilité
Vaillance traduit animositas (animus = souffle). L’animositas de chacun, c’est sa façon propre d’avoir du souffle, ce qui l’anime, l’énergie qu’il déploie à exister. Oui mais sous la seule dictée de la raison ? En quoi la vaillance à vivre est-elle du ressort de la raison ? Et de son ressort exclusif, sous sa seule dictée ? Voilà une proposition à première vue contre-intuitive. Le mot utilité donne la clé : la raison dont il s’agit procède du calcul, du ratio bénéfice/risque.
Nietzsche
Spinoza ne fait pas dans l’optimisme idéaliste et la générosité sacrificielle. Il s’agit juste d’essayer d’être moins suicidaires et cons. Ce qui met cette éthique à la portée de tous. À moins que cela n’évoque le mot de Nietzsche sur Zarathoustra : un livre pour tous et pour personne.
Et aussi Freud
En termes freudiens, la vaillance spinoziste découle du principe de réalité. Logique, vu la place fondamentale de la réalité (nommée souvent physique ou nature) dans l’Éthique. Rappelons que Freud n’oppose pas principe de plaisir et de réalité, mais les articule : le principe de réalité est la continuation du principe de plaisir par d’autres moyens.
Pour « conserver son être » c’est à dire valider en soi le conatus (voir 4/24), le mode primaire du principe de plaisir très vite rencontre ses limites. Alors normalement (c’est à dire sauf frein névrotique – pas rare) le conatus est censé enclencher automatiquement le moteur secondaire du principe de réalité. Et la vaillance réalise la synthèse des motions de plaisir sous le primat du principe de réalité, « sous la seule dictée de la raison ».
Et bien sûr Aristote
Dans générosité, generositas, il y a genus = genre, espèce. Elle est donc la vertu qui signe chez un individu son souci de l’humanité (au sens d’ensemble humain, et de là au sens moral). On voit immédiatement ici le rapport à la dictée de la raison. Pas besoin d’être Spinoza pour comprendre que l’humanité ne peut survivre que dans l’aide mutuelle entre ses membres. Quoique. Beaucoup n’ont pas encore saisi le concept.
C’est qu’il faut pour cela franchir un pas décisif, le pas proprement politique. Il consiste à comprendre que vaillance et générosité ne tiennent l’une et l’autre qu’à condition d’aller dans le même sens. Elles sont en synergie ou ne sont pas. L’homme est animal politique.
« À l’homme donc, rien de plus utile que l’homme. (…) D’où il suit que les hommes, que gouverne la raison, c’est à dire les hommes qui cherchent leur utile sous la conduite de la raison, n’aspirent pour eux-mêmes à rien qu’ils ne désirent pour les autres hommes, et par suite ils sont justes, de bonne foi et honnêtes. » (scolie prop.18 part.4)
Voilà, c’est dit. A bons entendeurs salut.
Intéressant de voir que Spinoza tire de leur contexte héroïque et aristocratique pour les étendre à toute l’humanité, les notions de vaillance (courage du guerrier) et de générosité (noblesse de l’âme qui a souci de son honneur) !
Très juste. Je n’avais pas bien mesuré à quel point l’éthique selon Spinoza nous convoque à une certaine forme de noblesse. Bon ben dont acte, on va essayer d’être à la hauteur.
Merci pour ce texte qui rappelle que la raison n’est pas un gros mot à mes oreilles et la place dans sa juste force délicate à manier.
Oui très important pour Spinoza l’idée que l’éthique n’est pas seulement affaire de « bonne volonté ». Il s’agit surtout de prendre les choses « par le bon bout de la raison » comme dit Rouletabille. C’est pour cela qu’il s’attache (Spinoza, pas Rouletabille – quoique) à comprendre ses mécanismes de dysfonctionnement. Pourquoi et comment est-on assez stupide pour faire, non le Mal en général (ce n’est pas sa question) mais ce qui fait du mal, ce qui, littéralement, dévitalise ? Et surtout comment faire autrement ?
C’est ce comment qui est comme vous dites en effet « difficile à manier ».
Voir à ce sujet l’excellent (et drôle) livre de Maxime Rovère « Que faire des cons ? (pour ne pas en devenir un soi-même) » Flammarion 2019. J’en reparle ici et là dans la suite de l’abécédaire en cours.
Bon, « que faire des cons ? », là le sujet m’intéresse moins bien que je comprenne fort bien votre propos. Une question se pose à moi en vous relisant : plus que la générosité, ne serait-ce pas l’altruisme ? Car je me suis fait cette réflexion déjà et Spinoza s’en approche drôlement.
Si j’ai bien compris et si je peux me permettre de répondre ce que je comprends (un bon moyen de vérifier pour soi-même) à Marie Bal- qu’en pensera Ariane?- générosité est pris au sens étymologique (famille, espèce): engagement dans sa propre espèce: la conscience d’appartenir à l’espèce humaine engage des actions relevant du principe de réalité, se sauver, c’est avec l’espèce, ou se perdre…cela va bien au-delà de l’affect « altruiste » que l’on peut ressentir , ou pas, dans certaines circonstances et parfois difficile à démêler de motifs plus obscurs.
Par ailleurs il n’est pas fait état de conflit entre l’animositas (que j’aimerais mieux traduire plus près du mot par « vitalité », est-ce un contresens?) et la generositas, dans le cas où le principe de réalité immédiate appuie fortement sur le plateau « vitalité personnelle » de la balance… ça arrive qd même plus souvent qu’à notre tour …
Oui bien sûr le conflit potentiel entre animositas et generositas est présent, au coeur même de l’Ethique d’une certaine façon. Pour Spinoza c’est la « raison » qui le résout , dans sa perspective unisubstantielle. Chacun a part à la raison globale, qui ne peut soutenir dans l’être l’espèce et l’individu qu’en même temps. Ceci s’éclairera (j’espère) à l’entrée N.
Après, sur altruisme et générosité : peut être que la prise de conscience du fait de la solidarité d’espèce peut conduire, comme on dit, à « se mettre à la place de l’autre ».