« Tout n’est que transition. Il n’y a pas de début ni de fin, même pour le monde. Pas de récit de genèse ni d’apocalypse, de grand lever et baisser de rideau. Il n’y a que la transition, des transitions continues. » (F. Jullien, ibid. p.28)

Sylvie, d’où vous vient cet intérêt pour la transition, en particulier pour cette conception chinoise de la transition ?

Il me semble que la source en est d’abord ma passion pour la peinture chinoise sumi-e ; vous savez, cette peinture qui laisse du vide, du blanc, au lieu de saturer le cadre comme le fait la peinture occidentale, où les paysages restent ouverts et où la brume esquisse des passages, des perspectives, des cheminements possibles et des transitions entre les plans. J’ai besoin de cette ouverture, de ce souffle libre, de cette mouvance. Plus abstraitement, la transition, c’est de l’en-cours, c’est le contraire du figement de l’être. Cela s’apparente donc à un flux d’énergie. A la vie, tout simplement. La pensée chinoise exprime aussi la conviction qu’il faut que quelque chose s’épuise pour que quelque chose renaisse. Selon François Jullien, les Chinois ne disent pas « l’alpha et l’oméga », mais « fin-début » – dans cet ordre. Il y a toujours de la fin dans du début et tout début est issu d’une fin. Il y a donc toujours du renouvellement. Je trouve cette approche à la fois très stimulante et très apaisante.

En quoi l’écriture poétique permet-elle d’appréhender ces processus continus ?

Pour moi, l’objectif principal de la poésie est de donner à voir. Elle devrait être, par-delà la configuration plus ou moins figée des êtres et des objets, un dévoilement de ce qui s’actualise dans un instant privilégié, dans un contexte particulier, sous un regard attentif et accueillant. Toute entité perçue n’est au fond qu’un ensemble d’actualisations successives, que l’écriture poétique tente de restituer au moins en partie. Et, par définition, ces actualisations sont des processus transitoires. Peut-être l’écriture poétique est-elle plus apte qu’une autre à en rendre compte – en raison de l’attention extrême qui la soutient ? En raison de la souplesse de sa syntaxe ? En raison de son rythme qui est progression ? C’est pourquoi mes textes poétiques sont le plus souvent descriptifs, et mes poètes préférés sont Francis Ponge et surtout Philippe Jaccottet.

Vous avez également publié dans la revue Fragile des textes de vulgarisation issus de vos recherches en linguistique. Existe-t-il un lien entre ces deux aspects de votre production ? Entre écriture poétique et écriture scientifique ?

C’est une question difficile car vraiment inattendue ! Du moins ne me l’étais-je jamais posée … Bien évidemment, les règles du genre diffèrent totalement entre article scientifique et poésie. Mais, à bien y réfléchir, il y a peut-être un point commun dans ma façon d’appréhender l’un et l’autre, qui résiderait dans cette notion de dévoilement que je viens d’évoquer. De même qu’une situation inspire le poète par son potentiel d’actualisation sensorielle ou symbolique, de même un objet linguistique inspire le linguiste par son potentiel d’actualisation sémantique et discursive. Dans les deux cas, ce potentiel semble quasi infini : à chaque nouvelle occurrence (chaque rencontre avec tel objet, chaque emploi de tel mot), le processus d’actualisation crée une nuance nouvelle inscrite dans le nouveau contexte. Le linguiste comme le poète doit donc être à la fois réceptif à ce renouvellement permanent (ne pas figer les mots et les choses dans une configuration convenue et routinière) et être quand même capable de rapporter ce renouvellement à un schéma suffisamment stable pour assurer la permanence du sens, de la reconnaissance et de la compréhension ; bref, chacun des deux doit dévoiler l’identité profonde de ce qu’il observe avec minutie. Dévoilement qu’il faut ensuite partager grâce à une écriture aussi précise que possible et qui sache gérer … les transitions, ces moments du texte où une idée s’épuisant elle doit laisser place à la suivante pour faire le tour de l’objet !

Sylvie Mellet

Sylvie Mellet

Retraitée du CNRS où je menais des recherches en linguistique, je consacre désormais une large part de mon temps au taï chi, au yoga, à la randonnée, à la lecture et l'écriture. J'aime marcher sur les chemins en étant à l'écoute des oiseaux, des arbres, du vent et de la lumière, de la vie de la nature et j'aime que les pas fassent naître des mots et que les mots rythment mes pas.

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    2 Commentaires

    • Sophie Chambon dit :

      Merci Sylvie pour cet entretien et tes commentaires toujours limpides qui dévoilent en partie l’un de tes cheminements. J’aime aussi ce que révèlent ces passages subtils mais au demeurant
      naturels quand on y réfléchit, entre science et poésie ….

    • Sylvie Mellet dit :

      Il faut aussi remercier celui qui a eu l’idée de me poser ces questions ! Elles m’ont poussée dans mes retranchements et ont fait apparaître que certaines frontières pouvaient être poreuses.

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