Zweig poursuit en analysant le comportement d’Érasme dans le contexte agité de son époque, marqué par le début de la Réforme luthérienne, source d’emblée de conflits à la fois religieux et politiques.

« Parce qu’il ne veut se rallier à aucun parti, Érasme se brouille avec les deux.  »Je suis un Gibelin pour les Guelfes* et un Guelfe pour les Gibelins », dit-il. Le protestant Luther le couvre d’imprécations, l’Église catholique met ses livres à l’index.(…)

Cette attitude, cette  »indécision », ou mieux cette  »volonté de ne pas se décider », les contemporains d’Érasme et d’autres après eux l’ont appelée bien stupidement lâcheté ; ils ont accusé cet homme timide et clairvoyant de tiédeur et de versatilité.(…)

Parfois, il s’est mis à l’abri, il a fui par des chemins détournés au moment où la démence générale battait son plein ; mais, ce qui importe le plus, c’est qu’au milieu de cet effroyable ouragan de haine il ait conservé intact son joyau spirituel, sa foi en l’humanité ; et c’est à cette petite lueur que Spinoza, Lessing et Voltaire ont pu allumer leur flambeau, comme le feront par la suite tous les futurs Européens**. »

(Érasme chap 1)

*Dans la guerre pour la prééminence en Europe, les Guelfes soutenaient la papauté, et les Gibelins le Saint Empire germanique. La rivalité politique des chefs trouvait ses soutiens populaires, et aussi sa chair à arquebuse, en excitant l’antagonisme religieux : méthode toujours en vigueur avec des résultats toujours aussi satisfaisants.

**Européens au sens de constructeurs de l’idée européenne.

Cette attitude d’Érasme implique une double liberté.

Liberté de l’intellect dans la volonté de ne pas se décider, autrement dit le scepticisme. Il s’agit bien d’un travail de la volonté. Arriver à préserver sa faculté de choix contre la pente à l’impulsivité qui produit une obnubilation du jugement.

La libération de l’intellect ouvre la possibilité d’une deuxième liberté, celle de l’affectif : se mettre à l’écart, se détourner de la démence générale. C’est de la perte de son intégrité psychique (son joyau spirituel) que la fuite par des chemins détournés préserve Érasme.

Spinoza, dans un contexte tout aussi troublé plus d’un siècle après, dira la même chose à sa façon : « L’homme libre montre la même Vaillance ou présence d’esprit à choisir la fuite qu’à choisir le combat ». (Éthique Partie 4 corollaire proposition 69)

Et bien sûr cette liberté évoque surtout Montaigne. Zweig omet de le citer ici, mais il lui consacrera une magnifique biographie, qui sera son dernier écrit.

Érasme, Montaigne, Spinoza, Lessing, Voltaire (ailleurs il rajoute Goethe, Freud, Romain Rolland) : les flambeaux auxquels Zweig lui aussi a nourri sa propre foi en l’humanité.

Avant d’être finalement abattu, dévitalisé, par un autre effroyable ouragan de haine.

Zweig continue dans la caractérisation de son personnage.

« Si Érasme n’était pas un profond penseur, c’était du moins un esprit extraordinairement vaste, un homme aux idées justes et claires, un libre penseur selon la conception de Lessing et de Voltaire, un homme qui comprenait parfaitement et savait se faire comprendre, un guide au sens le plus élevé du mot. Propager la lumière et la bonne foi était pour lui une fonction vitale. Il avait la confusion en horreur ; tout mysticisme embrouillé, toute métaphysique prétentieuse lui causait une souffrance organique ; de même que Goethe, il ne haïssait rien tant que le nébuleux. » (chap 3 Sombre jeunesse)

Intéressante cette idée : même si l’on n’est pas capable d’une pensée de génie, rien n’empêche de penser juste. Être un grand penseur n’est pas donné à tout le monde, mais être un libre penseur est en accès libre. Sauf que pour cela il faut aimer la liberté, la préférer à toutes les formes de servitude volontaire, fondées sur le narcissisme.***

Dans la dernière phrase Zweig note avec pertinence de quoi la pensée doit se libérer. L’à peu près, l’imprécision, bref toute façon de « s’embrouiller » avec le réel. Un nébuleux qui se fait cache-misère d’une pensée poussive, masque de la vanité et de la prétention, et surtout paravent de la mauvaise foi.

Pour débusquer tout cela et le combattre, le penseur dispose d’une seule arme, que ses adversaires méprisent, mais dont il ne faut pas sous-estimer la puissance.

« Pionnier universel, il est le père d’un art nouveau : la littérature politique, dont la gamme s’étend du genre poétique à la satire la plus bouffonne – cet art des mots incendiaires que par la suite Voltaire, Heine et Nietzsche porteront au plus haut degré de la perfection, cet art du pamphlet, qui raille toutes les autorités tant laïques que spirituelles et qui est toujours plus redoutable aux puissants que l’offensive brutale des violents. Grâce à Érasme, il existe en Europe une puissance nouvelle : celle de la plume. Et le fait d’avoir mis la sienne, non pas au service de la haine et du désordre, mais de l’union et de la concorde, lui vaut une gloire éternelle. »

Cet art des mots incendiaires : à plusieurs reprises Érasme fera la preuve de sa pugnacité de débatteur, servie par une verve ironique. Témoin son ouvrage le plus fameux, Éloge de la folie. Un peu plus loin (chap 5 Années de célébrité), Zweig le caractérise ainsi :

« De même que l’artiste crée d’une main plus sûre lorsqu’il façonne une chose dont il est privé, qu’il désire vivement, de même cet homme raisonnable par excellence était tout indiqué pour composer cet hymne joyeux à la folie et pour se moquer de la façon la plus géniale des adorateurs de la pure sagesse.

Il ne faut pas non plus se laisser abuser par cet admirable déguisement sur les vraies intentions de ce livre. Car l’Éloge de la Folie fut sous son masque de carnaval un des ouvrages les plus dangereux de son temps ; ce qui aujourd’hui peut ne nous sembler qu’un feu d’artifice fut en réalité une explosion qui ouvrit la voie à la Réforme.  »Laus Stultitiae » appartient aux pamphlets les plus efficaces qui furent jamais écrits. »

***Ah la séduction des technologies de l’hyper-connection qui nous vendent (qui plus est au profit d’entités, pays ou firmes, si peu démocratiques) l’illusion d’être maîtres du temps, de l’espace, et même de la vérité … Un fantasme d’ab-solutisme au sens propre : ne se sentir ob-ligé par rien (ni même les limites de la réalité) ni par personne.

Une liberté-gadget, une liberté onaniste, qui risque de ne pouvoir offrir à terme comme forme de « sociabilité » que l’enfoulement (à ce propos je renvoie à nouveau le lecteur courageux, la lectrice persévérante, à ma série sur Psychologie des foules)

Illustration  Pieter Brueghel : Dulle Griet (Margot la folle) Musée Mayer van den Bergh Anvers

2 Commentaires

  • Laure-Anne dit :

    Puissance de la plume, c’était vrai encore du temps de Zweig, et …voire…
    Mais aujourd’hui la parole déborde, tout le monde se prend pour Albert Londres et Voltaire, y compris les plus puritains et fanatiques des idéologies de tout poil. Dans tout le spectre politico-religieux.
    Et le besoin d’identifier, de désigner des ennemis en triant savamment dans les faits prive dans cet univers si péremptoire les plumes qui existent et décortiquent patiemment, peu audibles et sexy. Et sitôt qu’elles sont acérées, elles ont vite fait de prendre parti, et à partie.

    • Ariane Beth dit :

      Parfait résumé de la situation, chère lectrice. Laissons de côté le buzz pour le clic (mais qui hélas devient, dirait Lacan, le « signifiant maître », pour le plus grand profit des firmes du net, maîtresses du réel) mais même parmi les plumes pensantes, peu ont l’humilité de se mettre au service de l’avenir, le sacrifiant à leur image immédiate. Atterrante la multiplication de ces « bouffons de la place du marché » dont parle Zarathoustra. La persévérance pour les vrais humains, qui sont souvent des humaines*, est d’aller son chemin avec en tête cette autre phrase de Nietzsche : « Ce n’est pas ta destinée d’être un chasse-mouches ». Juste fabriquer son miel, son tout petit pot de miel.

      * Je viens de lire dans Libé un article sur Mohammadi la prix Nobel de la paix : son courage, sa détermination, son intelligence, son espérance : magnifique !

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