Finalement recueilli par Zwingli, Von Hutten va mourir de maladie. Mais avant il lancera un pamphlet contre Érasme, le mettant au défi d’accorder enfin sa conscience et ses actes. En substance il lui dit : puisque Luther te paraît dangereux, combats-le vraiment.
Sauf que ton problème, ajoute-t-il, sera qu’alors « Une partie de toi-même ne se tournera pas tant contre nous que contre tes écrits d’autrefois (…) tes propres ouvrages se combattront entre eux. » (chap 8 La lutte pour l’indépendance)
Il met ainsi Érasme devant une question qu’il a cherché à fuir : et si sa neutralité, loin de servir son idéal, en était la défaite, le masque piteux d’un renoncement ?
Et c’est ainsi que l’escargot sortira de sa coquille, le renard de sa renardière.
« Avant d’être terrassé par la mort (…) il (von Hutten) a réussi ce qu’empereur et rois, papes et évêques n’avaient pu faire avec tout leur pouvoir : le feu de ses sarcasmes a enfumé Érasme dans sa renardière. (…) Défié publiquement, accusé devant l’univers de versatilité et de poltronnerie, il faut à présent qu’Érasme montre qu’il n’a pas peur de s’expliquer avec le plus puissant de tous les adversaires, avec Luther ; il faut qu’il adopte une couleur, qu’il prenne position. (…) Sans joie, sans regret, il entre dans le combat qu’on lui impose. Et quand en 1524, il remet enfin à l’imprimeur l’ouvrage qu’il a écrit contre Luther, il pousse un soupir de soulagement : Alea jacta est ! »
Sur quoi porte exactement l’opposition enfin patente des deux hommes ? Quel en est l’enjeu ?
« Avec sa connaissance extraordinaire du sujet, Érasme a choisi pour ce duel, au lieu du terrain solide d’une conviction, le sol glissant d’une question théologique, sur lequel cet homme à la poigne de fer ne saurait le vaincre et où il se sait couvert par l’invisible protection des plus grands philosophes de tous les temps.
Le problème dont Érasme fait la base de cette polémique est celui de toute théologie : c’est l’éternelle question du libre arbitre. Pour Luther, qui a adopté la sévère doctrine augustinienne de la prédestination, l’homme demeure l’éternel prisonnier de Dieu. (…) il n’est point de bonnes actions, de repentir qui peuvent le racheter ni le délivrer des liens de la prédestination, il n’appartient qu’à la grâce divine de guider un homme dans le droit chemin. (…)
Érasme, l’humaniste, ne peut admettre une telle façon de voir, lui qui considère la raison humaine comme une force sacrée, comme un don de Dieu. Un fatalisme aussi rigide doit profondément choquer celui qui a la conviction inébranlable que non seulement l’individu, mais encore l’humanité tout entière pourrait, par l’éducation, s’élever sans cesse moralement. »
(chap 9 Le grand débat)
Cette question du libre arbitre apparaît au premier abord assez vintage dans nos sociétés occidentales sécularisées.
Mais d’une part il suffit d’élargir un tant soit peu la perspective pour constater qu’elle reste posée dans les modes fondamentalistes des religions, qui minorent voire rejettent la raison humaine, la liberté personnelle de décision et d’action, bref continuent à faire de l’homme (de la femme surtout) l’éternel prisonnier de Dieu. Ou disons plus justement : de sa volonté supposée, dont les chefs religieux s’autoproclament interprètes exclusifs pour leur plus grand profit et pouvoir.
D’autre part on peut envisager la question sur un plan plus séculier, ce que tente de faire Zweig : « De nos jours nous traduirions ainsi cette conception (luthérienne) : notre destin est soumis à l’hérédité, à l’influence des astres, (rajoutons à celle des rapports sociaux), la volonté de l’individu est sans pouvoir tant que Dieu n’intervient pas. »
Par ailleurs Érasme s’emploie surtout à dépassionner le débat, à en relativiser l’enjeu, à chercher des formulations de compromis.
« Je me rallie à l’opinion de ceux qui accordent un certain crédit au libre arbitre et un plus grand à la grâce, mais il ne faut pas qu’en cherchant à éviter le Scylla de l’orgueil, nous soyons entraînés dans le Charybde du fatalisme ».
Si c’est pas ménager la chèvre et le chou, ça, hein ? C’est que, argumente-t-il, pourquoi « mettre le monde en ébullition à cause de quelques paradoxes » ?
Sauf que l’ébullition suscitée par Luther va bientôt le déborder. Certains de ses disciples réformés vont passer d’une révolution spirituelle à une révolution politique.
« Il commence à subir le sort qui attend tous les révolutionnaires : lui qui voulait remplacer l’ancien ordre de choses par un nouveau, voilà qu’il a déchaîné des forces chaotiques et que son radicalisme est en danger d’être dépassé par un radicalisme plus accentué. Luther avait réclamé la liberté de conscience et de parole ; d’autres à présent la réclament pour eux-mêmes : les prophètes de Zwickau, Carlstadt, Münzer, tous ces »exaltés », comme il les appelle, se rassemblent aussi au nom de l’Évangile pour se révolter contre l’empereur et l’état. (…) Les paysans pressurés réclament une révolution sociale, nettement communiste. »
Zweig note que le moment vient où pour Luther comme pour Érasme « la portée de ses paroles a dépassé sa volonté. » Il se fait insulter par les ultras comme il a insulté Érasme.
« Le caractère éternel des révolutions veut qu’une vague en submerge une autre ; Érasme nous fait penser aux Girondins, Luther aux Robespierristes, et Thomas Münzer aux Hébertistes. Voici Luther obligé soudain de lutter contre deux fronts, contre les tièdes et les enragés, et c’est lui qui portera la responsabilité de la révolution sociale, de cet effroyable soulèvement qui va ensanglanter l’Allemagne pendant des années. »
En tous cas c’est ce que ne se prive pas de lui balancer Zweig à travers ces propos prêtés à son Érasme : « Tu ne reconnais pas les rebelles, mais eux te reconnaissent … La conviction générale, ne le nie point, est que ce sont tes livres qui nous ont amené ce désastre, surtout ceux rédigés en langue allemande. »
Implicite évident dans les derniers mots : tu as déserté l’universalisme humaniste porteur de concorde (et sa langue internationale le latin), et fait lever les démons du nationalisme.
(Réflexion largement anachronique de Zweig, mais dont on perçoit bien la motivation dans le climat des années 30, lors de l’écriture du livre).
Pour tenter d’arrêter le bain de sang, Luther va enfin, dit Zweig, « (essayer) d’agir selon l’esprit érasmien », exhorter au dialogue les puissants et à la modération les révoltés. Mais c’est trop tard. Alors, prenant conscience que cette radicalité est un prétexte rêvé pour tous ceux qui veulent en finir avec la Réforme, Luther condamne officiellement la révolte politique pour sauver son œuvre religieuse. Une condamnation que les états et l’empereur transforment aussitôt en autorisation de répression contre les insurgés.
« Ce furieux ne trouve pas une parole charitable, pas un mot de pitié pour les lamentables vaincus lorsque la chevalerie victorieuse sévit contre eux avec la dernière des cruautés. »
Car pour lui il y a une seule guerre à mener, la guerre sainte contre la papauté. Dans ce contexte Érasme le modéré tombe au premier chef sous le coup de la sentence Qui n’est pas avec nous est contre nous.
« C’est la rupture entre l’humanisme et la Réforme allemande. L’érasmien et le luthérien, la raison et la passion, la religion de l’humanité et le fanatisme religieux, l’international et le national, l’éclectisme et l’exclusivisme, la souplesse et la rigidité ne peuvent pas plus s’accorder que l’eau et le feu. »
Illustration Pieter Brueghel : La chute des anges rebelles (Arts Royaux de Bruxelles)