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Volet 3

Chevaucher l’horizon (2/2)

 

À midi, le cargo arrivait en vue de Carthagène des Indes. Il bruinait, une bruine tiède, lancinante, qui faisait penser au port du Havre, le nord et la fraîcheur en moins. Le capitaine Larivière vint voir Pedro Luis dans sa cabine pour l’avertir que sa destination était à portée de regard ; ils montèrent sur le pont et, en réponse au neveu d’Encarnación qui s’étonnait de ce crachin, lui qui à San Bartolomé ne connaissait de pluie que celle de la poussière charriée par les brises du sud et les vents du passé, il lui assura qu’il pleuvait toujours sur Carthagène lorsque lui-même s’y trouvait.

Il doit exister une malédiction… suggéra Pedro Luis.

Je le pense, répondit le capitaine.

Puis il lui annonça que le Batavia resterait à quai huit ou neuf jours, le temps de charger et décharger, de régler quelques formalités inhérentes à tout débarquement, et que s’il souhaitait au dernier moment changer de destination finale, cela ne poserait aucune difficulté, son camion étant débarqué en dernier, mais qu’ils ne pourraient se voir avant le départ car, avoua-t-il sur un ton de confidence, j’ai pour règle, lors de cette escale, de descendre à terre, et le temps qu’elle dure, de disparaître pour me fondre incognito dans la population. Ce, malgré la pluie.

Pedro Luis supposa l’existence d’une maîtresse, peut-être une mulâtresse, car les deux mots sonnaient agréablement l’un contre l’autre, à son oreille. Une jeune femme de toute beauté, aux rondeurs généreuses que moulait une robe rouge découvrant ses genoux, aux lèvres outrageusement fardées, à la peau ambrée, à la chevelure de corbeau remontée à la va-vite derrière la tête et tenue par un ruban de satin vermillon, une démone dont le corps sinuait avec langueur au son de musiques lascives ou volcaniques sur le parquet de quelque taverne caribéenne délaissée au fond d’une impasse, une jeune femme qui sentait fort la sueur et l’amour et qui depuis longtemps possédait pour ne plus la lâcher l’âme du capitaine Jean Larivière. Comme Esperanza possédait l’âme de quiconque l’approchait.

Le soir n’allait pas tarder à tomber ; or, sous ces latitudes, Pedro Luis le découvrit avec étonnement, la nuit vous sautait au collet sans crier gare. Le plus urgent s’avéra donc de trouver un hébergement.

Il se perdit dans des rues étroites bordées de vieilles demeures coloniales, aux couleurs autrefois vives mais que la décrépitude accolée au crépuscule ternissait, tandis qu’une chaleur moite s’appesantissait sur la ville. Heureusement, la pluie avait cessé, et le neveu d’Encarnación songea que s’il ne pleuvait plus sur Carthagène des Indes durant le séjour du capitaine Jean Larivière, cela signifiait que sa maîtresse mulâtresse était morte, laissant dériver aux courants du souvenir l’âme du capitaine, ou plus probablement qu’elle l’avait abandonné pour un autre, possédé dans les vapeurs délétères du rhum et de la musique laquelle, en même temps que la nuit prenait ses quartiers sur la ville, commençait à jaillir de nombreuses maisons.

Dans une ruelle qui venait buter contre les remparts, Pedro Luis dénicha un petit garni dont l’enseigne, que les intempéries avaient à moitié délavée, indiquait À la Ville de Marseille. Avec un nom pareil, le patron, comme celui du Batavia, ne pouvait être que français. Il entra, il l’était. Natif de la cité phocéenne, comme il la surnomma, quittée vingt ans plus tôt, parce qu’en délicatesse avec la justice.

Et vous ne craignez rien, là, en affichant Ville de Marseille au-dessus de votre porte ? Si je puis me permettre, il y a plus discret, comme enseigne…

Le patron esquissa un geste d’indifférence.

Peuh ! Il y a prescription, maintenant… Et puis n’allez pas croire, hein, je ne suis pas un criminel ! Un peu de fausse monnaie par-ci, un rien de trafic de cigarettes par-là… Il faut bien vivre ! De toute façon je n’ai ouvert ce garni que depuis deux ans. Mais dites-moi, quel diable vous amène à Carthagène ?

Le Batavia.

‒ Je ne connais pas.

‒ Moi, si.

‒ Vous comptez rester longtemps dans cette bonne ville ?

Je n’en sais rien… peut-être une huitaine… Je m’interrogeais tout à l’heure, ajouta-t-il, ce qui était un mensonge, si je n’allais pas poursuivre ma route jusqu’en Amérique…

‒ En Amérique, vous y êtes déjà !

Certes, mais je veux dire l’autre, celle d’au-dessus, où il y a New York avec tous ces machins…

Personne ne savait, et lui le premier, ce qu’il avait dans la tête, en parlant des machins : mais à coup sûr, New York et les machins auxquels il songeait y étaient, dans l’Amérique d’au-dessus.

Il loua une chambre qui donnait sur la rue. Sise au deuxième étage, elle offrait une vue tout à fait envisageable sur les toits de Carthagène des Indes et pourtant, il passa ces huit jours à s’ennuyer ferme, se remémorant Esperanza, se remémorant San Bartolomé de Los Caballeros, sa gare à la pendule arrêtée, ses ruelles atones, son carnaval et sa fête annuelle quand les dames se costumaient avant de parader dans les rues en se pavanant, sa chapelle des pénitents, ses arcades ombreuses, son atelier de réparation de cycles, ses palais arrogants, ses placettes silencieuses, ses micocouliers, tentant, pour se divertir de son spleen, de retrouver la mulâtresse dont s’était épris le capitaine Larivière et qui était parvenue à posséder son âme jusqu’à ce que la pluie s’arrête parce qu’elle en possédait une autre. Dans ce but, il courut les bastringues, les dancings, les musettes, les bals populaires, les guinguettes, les night-clubs, les bars, tous ces lieux voués à la danse et à l’abandon de soi, y passant les trois-quarts de ses nuits, n’y faisant rien sinon tenter d’identifier un corps ou un visage, happer un nom, reconnaître une voix, jauger des vêtements ou une allure, tous éléments qui eussent pu se rapporter à la mulâtresse ‒ en vain. La tâche était ardue, car dans ces lieux de perdition, il y avait foule, les gens se serraient les uns contre les autres, s’encastraient l’un dans l’autre, se mouvaient d’un endroit à l’autre, changeaient de partenaire, ondulaient à vous faire tournebouler la tête, au point qu’aux yeux de Pedro Luis, ils finissaient tous par se ressembler.

Il s’obstinait, néanmoins, car sans oser se l’avouer, il nourrissait le secret espoir de rencontrer au cours de ses recherches, non par hasard mais grâce à la divine Providence, le fantôme d’Esperanza, puisqu’il savait que comme toute créature en ce monde, Esperanza possédait son propre fantôme. Aussi cherchait-il avec un louable entêtement une chevelure sombre dont les boucles ruisselaient sur les épaules avec la même témérité que les houles atlantiques qu’il venait de traverser, des yeux de jais qui, sans s’attarder sur l’épisode douloureux de la finca, projetaient leur intensité, au-delà de vous, vers un ciel chargé d’avenir, des lèvres dessinées pour le rêve et l’imagination, une rangée de dents dont la blancheur étincelait comme les touches d’un piano dans l’obscurité, la ligne d’une nuque digne du pinceau d’un calligraphe d’Extrême-Orient et plus simplement un corps qui, à ce qu’il se murmurait à San Bartolomé de Los Caballeros, aurait conduit le diable lui-même à la damnation si cela n’avait déjà été fait.

Au point qu’il ne savait plus qui il cherchait exactement, de la mulâtresse ou d’Esperanza.

Il se lassa et décida d’abandonner la chasse aux vanités, saturé d’une musique constamment endiablée, d’autant que lui-même ne dansait pas, à cause de son ventre proéminent et par crainte, dans ces tortillons des hanches, que ses bretelles ne glissent de ses épaules et qu’il en perde son pantalon ; il buvait peu, par timidité et manque d’inclination pour la bière et le rhum, se souvenant qu’au jour du Jugement dernier, les ivrognes et autres boit-sans-soif, ne pourraient, tout comme les fornicateurs et les assassins, s’asseoir à la droite de Dieu et contempler la Vierge du Pilier de Saragosse auréolée de fleurs, de papillons, d’angelots, de grappes de raisin, d’étoiles et de gloire céleste.

Aussi résolut-il de quitter Carthagène des Indes. En musant une dernière fois dans les ruelles, il fit l’acquisition chez un marchand de tortues de mer d’une horloge dont le timbre avait une sonnerie émouvante, pleine de la nostalgie des années enfuies et grosse des incertitudes de l’avenir, et la fit livrer à bord du cargo. Enfin, il revint sur le quai où était amarré le Batavia, constata avec soulagement que son camion bringuebalant se trouvait toujours à bord, ses tôles scintillant sous un soleil pâlichon ; prenant du recul, il tomba nez à nez avec le capitaine Larivière lequel allait réembaucher car l’on appareillait le lendemain.

‒ Je repars avec vous, dit Pedro Luis.

‒ Ah bon ? Carthagène ne vous a pas plu ?

‒ Si, mais je n’ai pu réussir à retrouver la mulâtresse…

Ah ! C’est embêtant. Surtout que la pluie a cessé…

Et je n’ai pu non plus retrouver ni Esperanza, ni son fantôme.

C’est encore plus ennuyeux, non ? Et vous allez jusqu’au terme ? À Valparaiso ?

‒ Oui.

Il n’osa pas lui confier que dans le courant de la nuit précédente, il avait vu en songe un ange nimbé de lumière, et que cet ange vêtu d’une aube blanche et précédé d’une mélodie aux accents célestes, lui avait annoncé qu’il y retrouverait Esperanza, accourue de l’autre monde à sa rencontre.

Le voyage sera long, car nous ferons le tour de l’Amérique, à cause d’escales à Montevideo et à Buenos-Aires.

‒ Je m’habituerai.

Il s’habitua. Ils franchirent la ligne sans s’en rendre compte, passèrent le Horn sans la moindre difficulté, malgré la violence des vents et la puissance de la houle, avec des creux profonds comme l’enfer et des vagues aussi hautes que le clocher de l’église paroissiale de San Bartolomé. Entretemps, les escales à Montevideo et Buenos-Aires s’étaient, peut-être en raison de leur brièveté, déroulées sans anicroche.

Parvenus près des côtes chiliennes, face au territoire des Araucans, par calme plat, ils rencontrèrent des brouillards aussi épais que la mauvaise conscience des hommes ; sur le cargo, à bâbord, on ne voyait pas tribord, et réciproquement. Il fallait que Pedro Luis touche son camion du bout des doigts pour s’assurer qu’il avait bien naguère été embarqué. Alors que le jour se levait sur ce brouillard, le Batavia, drossé par un courant perfide, heurta un récif et sombra en un instant, à cinq heures trente-sept, emportant avec lui au fond de l’océan le passager, le capitaine, les hommes d’équipage, le camion et l’horloge, dont les Araucans assurent que parfois, les nuits de nouvelle lune, ils l’entendent sonner au large, leur rappelant combien le temps est compté.

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Photo © Maheut Bolard-Veyretout

Laurent Bolard

Laurent Bolard

Historien de l'Art, historien, spécialiste de l'Italie des temps modernes (XVe-XVIIIe siècles). Auteur de quelques ouvrages (éditions Fayard, Les Belles Lettres et Hazan), ainsi que d'un nombre conséquent d'articles et de communications.

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