volet 2

Volet 3

Chevaucher l’horizon (1/2)

 

Le jour même où, à San Bartolomé de Los Caballeros, le soldat d’arrière-garde et ci-devant neveu d’Encarnación passait de vie à trépas par la grâce d’Esperanza, le camion de Pedro Luis, autre neveu, entrait dans Puerto Soledad, bringuebalant et chargé jusqu’à la gorge de toutes sortes d’instruments de mesure du temps. Quelques jours plus tard, le même apprenait, par une feuille de chou locale, la mort de son cousin, la fuite d’Esperanza en même temps que l’entrée, dans San Bartolomé, des reîtres du caudillo d’opérette qui à peine infiltrés s’y étaient livrés à quelques exactions de bon aloi contre les pauvres, les malheureux, les obscurs, les athées, les sans-grades et les gitans. Mais pas les poètes car selon une tradition bien établie à San Bartolomé, ils n’y étaient pas les bienvenus, qu’ils écrivissent en vers ou en prose, pour eux-mêmes ou pour la postérité. Sa cargaison bradée à des collectionneurs passionnés quoique sans scrupules, il jugea préférable de ne pas rentrer dans son bourg natal car n’est-ce pas ? en dépit de toutes les amulettes, les médailles, les images pieuses, les scapulaires, les chapelets, les rosaires, les croix, les crucifix et autres objets destinés à chasser les démons d’où qu’ils viennent, en dépit de la protection de la Vierge du Pilier de Saragosse, du doux Jésus, du bon dieu et de ses saints, on ne sait jamais comment peuvent réagir des soudards mal dégrossis et par surcroît dépourvus d’humanité.

Puerto Soledad, cela sentait également le roussi : les troupes de légionnaires et de briscards avançant inexorablement vers leur règne de ténèbres, un jour ou l’autre la ville et son port seraient occupés. Or Pedro Luis n’avait aucune envie de les rencontrer, bien qu’il n’eût rien à se reprocher, mais avec des gens pareils, prêts à tout c’est-à-dire bons à rien, mieux valait se méfier et, puisque l’on se trouvait dans un port, prendre le large : durant ses nuits d’insomnie, il lui semblait entendre comme un appel pressant de celle qu’en son for intérieur il avait toujours appelé la petite Esperanza, bien qu’elle ne fût plus jeune que lui que de quelques années, mais depuis ce jour mémorable où, au bout de la fatigue et de la poussière, elle était montée dans son camion sur une route de nulle part, il avait le sentiment, sinon la conviction, de l’avoir prise sous son aile même si, il devait le reconnaître, il était plus souvent au loin qu’auprès d’elle.

Aussi, sans davantage tergiverser, gagna-t-il les quais avec son camion que la moitié de la ville, comme à chaque trajet, suivait du regard en hochant la tête, à cause du boucan du diable que produisaient les spasmes de ses tôles, le couinement de ses essieux et les pétarades de son pot d’échappement. Par la force de l’habitude puisque c’était là sa destination la plus fréquente le camion, tel un chien d’aveugle, alla droit à son but, enfilant l’une après l’autre ces rues qui descendaient en droite ligne du plateau vers le port, bordées, pour les plus éloignées, de maisons coquettes où, le climat eut été plus propice, auraient figuré le pot de géraniums au balcon, les rideaux à pois aux fenêtres et la girouette sur le toit, puis, au fur et à mesure que l’on se rapprochait du port, de masures et de bicoques plus ou moins de traviole où s’entassaient des familles de matelots venues de toutes les nations disposant d’une façade maritime, même s’il s’agissait d’une mer pour rire. Là s’étalait sans vergogne la misère à l’état brut, rendue plus intense par les puanteurs de mazout, de varech, de marée, de poisson pourri, de vase, de ferraille, de goudron, d’urine humaine et animale, d’huile, de vomi, de détritus, d’eaux croupissantes et de rêveries sans issue, qui montaient depuis les contrebas et stagnaient en ces lieux avec une complaisance coupable, cible idéale pour les fanatiques du caudillo d’opérette.

Passées ces demeures, Pedro Luis s’arrêta devant un bar à marins, à l’enseigne du Fils de l’océan, coupa le moteur, descendit de sa cabine. Là, après une brève prière à la Madone, tout en se grattant la nuque, il considéra l’horizon fort encombré du port où le large se faisait discret, refoulé au-delà des quais, des bassins et des jetées, avant de s’adosser à la portière pour réfléchir au meilleur moyen d’envisager l’avenir, lequel se résumait à cette simple question : partir, certes, mais où ? Dans un geste qui trahissait son expectative, il remonta son pantalon au-dessus de son ventre ce qui fit glisser l’une de ses bretelles de son épaule, la droite, donc à l’opposé du cœur, et il vit là un signe du destin, sans parvenir à en déchiffrer le sens. Avec un profond soupir, il poussa la porte du bar, entra.

Une épaisse fumée de cigarettes, de mégots, de pipes, s’entortillait autour du brouhaha des conversations pour former un ensemble alléchant quoiqu’épuisant. Pedro Luis, avec des mouvements de champion de natation, écarta du bras gauche le voile de fumée, du bras droit la brume des conversations, prit une puissante inspiration avant de s’avancer, non sans remarquer qu’il n’y avait comme clients de l’établissement que des gens de mer, des hommes, comme femmes que des serveuses aux formes aguichantes qui ondulaient entre les tables, comme barman qu’un moustachu qui aurait pu lui ressembler s’il avait eu plus de ventre et de bacchantes, des bretelles à son pantalon, un camion bringuebalant pour trafiquer des instruments de mesure du temps voire, à l’occasion, laisser monter une jeune fille violée par un troufion en déroute, et parvint à se jucher sur un tabouret devant le zinc. Il n’était guère accoutumé à ce genre d’endroit ; à tout hasard, il commanda une bière bien froide, qu’on lui servit trop tiède à son goût, et grimaça en buvant la première gorgée, avant d’essuyer d’un revers de manche sa moustache ponctuée de mousse. La grimace n’échappa pas à son voisin de comptoir, qui commenta :

‒ Vous auriez dû la commander glacée, on vous l’aurait servie froide.

‒ Et pour l’avoir glacée, que faut-il demander ?

Je n’ai jamais songé à cela ! s’exclama l’homme en éclatant de rire. Se tournant à demi, il tendit la main à Pedro Luis qui la lui serra, se présenta :

Jean Larivière, capitaine au long cours.

Pedro Luis songea qu’un nom pareil, pour un capitaine qui doit traverser les océans, avait quelque chose d’humiliant. Il se présenta à son tour.

Pedro Luis, trafiquant d’instruments d’horlogerie, et neveu d’Encarnación.

‒ Je ne connais pas.

‒ Moi, si.

Et d’où venez-vous ?

‒ De San Bartolomé de Los Caballeros.

‒ Je ne connais pas.

Moi, si. Et vous ?

Je viens du Havre, là-haut, vers le nord du monde.

Je ne connais pas. Mais je me disais, aussi, que vous aviez un drôle d’accent… Vous restez longtemps, à Puerto Soledad ?

Non. Je m’y ennuie. Vous comprenez, la solitude… Dans un port, cela ne pardonne pas. Je pars demain, avec mon cargo, amarré un peu plus loin, au quai des Esclavons. Ou au quai des Brumes, je ne sais plus. C’est le Batavia.

‒ Vous partez pour quelle destination ?

Valparaiso. Mais d’abord, Carthagène. Pas celle-ci, celle des Indes.

La Providence ‒ et Pedro Luis se signa ‒ vous a mis sur mon chemin : je m’y rends moi aussi. Vous pourriez me prendre à votre bord, avec mon camion ?

Providence, Providence… Peut-être s’agit-il tout simplement du hasard, comme aurait dit, euh…

‒ Esperanza.

Oui, Esperanza, c’est cela, merci. Bon. Pas de souci. Nous larguons les amarres demain matin, à huit heures. Ne soyez pas en retard.

‒ Ne craignez rien : je dormirai dans mon camion qui sera stationné quai des Brumes ou quai des Esclavons.

Le capitaine Larivière frotta son menton où naissait une barbe sel avec un rien de poivre et, songeur, corrigea :

Tout compte fait, je me demande si ce n’est pas le quai des Orfèvres…

‒ Peu importe : je me débrouillerai.

Ils prirent congé l’un de l’autre. Pedro Luis se débrouilla. Il alla flâner le long des quais, des bassins, des entrepôts, afin de humer l’air de l’exil et des lointains. Pour lui, depuis toujours, un port, solitude ou pas, c’était un coin entre les phares et la côte avec dedans, parmi les cornes de brume et les sirènes annonçant les appareillages, un tas de cargos, des honnêtes comme des moins honnêtes, et par là-dessus des bateaux de pêche, des remorqueurs, des caboteurs, des paquebots ; au milieu de cette flotte, le Batavia, qui devait appareiller le lendemain matin et faisait la ligne de Valparaiso, avec escale à Carthagène des Indes à l’aller, La Havane au retour, Puerto Soledad et enfin Le Havre son port d’attache, tous lieux écrits sur le registre de la capitainerie que Pedro Luis ne consulta pas. Il poussa jusqu’au navire, considérant sans vraiment les voir car il se remémorait avec un pincement au cœur les paysages de la sierra écrasés de chaleur, de sécheresse, de cailloux et de vide, les encombrements du quai, parcours du combattant contraint de sinuer entre les ballots, les malles, les sacs, les tonneaux, les rails, les paquetages, les grues, les caisses, les conteneurs, les wagonnets, les cantines, les camions, les chaînes et les cordes, tous objets prompts à évoquer les départs prochains, mais dont le devenir le laissait sceptique.

Les dockers finissaient de charger le Batavia, des gars costauds, qui ne rigolaient pas, ne perdaient pas de temps, qui parlaient haut et fort, des mots brefs ressemblant à des interjections qu’ils se lançaient comme des grenades de l’armée. À ce propos, Pedro Luis leur demanda s’ils étaient au parfum des rumeurs de guerre qui couraient çà et là : soudain peu loquaces, visiblement méfiants, ils lui répondirent de laisser courir les rumeurs, et que si on les titillait, ils n’hésiteraient pas à se mettre en grève, parce qu’ils avaient l’habitude et que de toute façon, le caudillo d’opérette ferait mieux de retourner sur la scène de son vaudeville de sous-préfecture au lieu d’emmerder le monde. Il les informa qu’ils devraient aussi charger un camion bringuebalant, le sien, et ils lui répondirent qu’en ce cas, il fallait l’amener sur-le-champ car demain matin il serait trop tard ‒ ce qu’il fit, et fit bien, car le lendemain, la grève éclatait.

La traversée se déroula sans incident.

.

.

.

Photo © Maheut Bolard-Veyretout

Laurent Bolard

Laurent Bolard

Historien de l'Art, historien, spécialiste de l'Italie des temps modernes (XVe-XVIIIe siècles). Auteur de quelques ouvrages (éditions Fayard, Les Belles Lettres et Hazan), ainsi que d'un nombre conséquent d'articles et de communications.

    Voir tous ses articles

    Laisser un Commentaire

    Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.