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Volet 2

Eteindre le temps (2/2)

 

Bien des années après, que je ne dénombre plus, un 23 août, je me suis rendu à San Bartolomé de Los Caballeros, avec pour unique légitimité et seul viatique cette histoire racontée à l’arrière du front. Un périple pour lequel je n’avais besoin d’aucun guide sinon ma mémoire qui béait, à vif et en haillons, dans laquelle rien ne poussait car la stérilité des terres racornies par la poussière et le vent l’avait envahie.

J’ai d’abord vu les montagnes à nu barrant au loin l’horizon, d’où Esperanza un jour était descendue, j’ai longé des précipices sans objet au fond desquels ne coulait aucune rivière, je me suis ensuite approché des sommets et c’était comme un pèlerinage, vers ces fincas abandonnées que ne fréquentait plus aucun troufion en déroute, il n’y avait plus d’arrière-garde, ni de francs-tireurs, de ball-traps, de pigeons d’argile, ni de moustaches d’oustachi, là-haut à mi-chemin des nuages impuissants à encombrer le ciel car l’été battait son plein et le ciel brûlait livide, un pèlerinage aux sources d’Esperanza. Il n’y avait plus que des déroutes. J’ai emprunté des sentiers et des drailles, des pistes et des routes, rien ne se signalait à moi sur ces terres desséchées où rien ne poussait et tout se taisait, car tout avait disparu, jusqu’aux murets de pierres sèches, et les ruines, et les maigres touffes d’épineux, et les mulets bâtés, et les faméliques troupeaux de vaches ou de moutons, jusqu’aux poteaux télégraphiques sur les horizontales du plateau qui avaient été enlevés, arrachés peut-être, arbres stériles, inutiles, arbres sans fil et sans courant, plus rien ne subsistait, même les cailloux. J’ai franchi un dernier précipice qui n’avait de commun avec ceux qui me tailladent la mémoire et les rêves que la profondeur vertigineuse et le vide dedans, sur une passerelle.

Enfin je suis entré dans San Bartolomé de Los Caballeros.

Marcher sur les traces de souvenirs qui ne nous appartiennent pas relève d’un pari sur les étoiles, d’autant que je ne connaissais pas la ville. Pourtant, je m’y avançais et m’y repérais avec une singulière familiarité, parce que je l’appréhendais à travers le récit que m’en avait fait Esperanza, je me rappelais, cette nuit du front, dans la salle du palais d’Albacete, tandis qu’aux oscillations du métronome se préparaient les assauts finals, tandis que se mijotaient dans les arrière-cuisines de l’enfer les projectiles qui allaient la tuer. Je passai devant la gare : elle était désormais fermée. Plus aucun train ne circulait à San Bartolomé, elle n’avait plus la moindre raison d’être, on ne l’avait conservée, pensai-je en la longeant, que parce que les aiguilles de la pendule, accrochée au-dessus des arcades scintillantes d’obscurité, indiquaient encore avec obstination le passage de l’unique train de Puerto Soledad, à deux heures quinze de l’après-midi. Les ombres s’allongeaient et je marchais sans hâte, sûr de moi, sûr de l’endroit où j’allais, par des rues bouffies de chaleur que les habitants, s’il en restait, semblaient avoir désertées, même si çà et là au fil de mes pas, des bruissements d’étoffes me parvenaient, coton, damas, velours, taffetas, soie, brocart, satin, mousseline, organza, cousus par des mains plutôt faites pour les caresses et les baisers, même si des murmures de miroirs se faisaient entendre, dans lesquels des élégantes dépourvues de scrupules et gorgées de vanité se contemplaient, même si me parvenaient des froissements de défilés où d’antiques aristocrates ornées de suffisance se pavanaient dans l’impatience du feu d’artifice qui lancerait, pour le lendemain 24 août, les festivités.

Dans un caniveau à sec, en équilibre sur le rebord d’une bouche d’égout qui pouvait d’un moment à l’autre l’avaler, mon regard s’arrêta sur un coquillage, singulièrement abandonné ici alors qu’il y avait maintes encablures entre San Bartolomé et la côte. Je le ramassai et le portai à mon oreille : je crus y entendre les roulements de la mer, celle qui battait avec nonchalance le pied des falaises de Sorrente et les rivages du Pausilippe lorsque je m’y étais rendu, l’an passé. Je crus y entendre au-delà des conversations et badinages entre belles dames, un aveu chuchoté parmi les rubans et les falbalas entre Encarnación et Gennaro Caracciolo dont je ne pus saisir les paroles. Mais je me trompais : le mutisme des tombeaux.

Averti, parmi les rues empoussiérées dont un soleil d’après méridienne surchauffait les pavés mal joints, par une odeur caractéristique de métal, d’huile, de colle, de cuir, de graisse et de caoutchouc, je me dirigeai vers cette ruelle où je pressentais trouver l’atelier du réparateur de bicyclettes, et je le trouvai, car il existait toujours. Si la portion de trottoir demeurait envahie de vélos qui tenaient plus du vieux branque pour mémé de ville avec caniche que de l’engin de course profilé pour la vuelta ou la descente du Galibier, la boutique était fermée, retranchée derrière un rideau de fer à moitié rouillé qui n’avait rien d’engageant, comme était close, juste à côté, la chapelle des pénitents dans laquelle j’identifiai en effet le plus beau baroque, celui de la dernière décennie du dix-septième siècle, dont ma suffisance d’érudit me fit considérer avec goguenardise les naïvetés. Je ne vis donc pas, au-dessus de l’établi, le calendrier avec les donzelles à poil, et surtout ce mois de novembre, accaparé par cette femme qui avait regardé venir Esperanza et dans laquelle elle avait pensé s’être reconnue. Trois rues encore, à droite, puis à droite et enfin à gauche : le palais d’Encarnación, de Pedro Luis et de l’autre dont je ne sus jamais le nom, dressait devant moi sa façade austère. Le micocoulier s’élevait toujours au centre de la placette triangulaire, vieilli car ses bras se nouaient comme les pattes d’un cheval fourbu d’avoir tiré trop de carrioles inutiles et de charrettes de la mort, et ses feuilles que la poussière engrisait continuaient à se dessécher, à se racornir dans l’attente du trépas qui ne tarderait guère, sans doute ; quelques grillons, une pincée de cigales y crissaient sans beaucoup de conviction, et se turent prudemment à mon approche.

Le palais paraissait abandonné.

Tous les volets étaient clos. Les vantaux du portail bâillaient, seulement retenus par une chaîne et son cadenas corrodés par le passage des siècles ; le faire sauter fut pour moi un jeu d’enfant car il ne tenait que par la grâce de Dieu et, je suppose, celle de San Bartolomé, éventuellement San Gennaro. Avant d’ouvrir le battant, je jetai un coup d’œil par l’interstice pour n’en voir rien que de l’obscurité. Quand je le poussai, il gémit comme les grilles d’un cimetière, un couinement de bois, bien plus grave que celui du métal, qui m’apparut aussi plus irrévocable. J’entrai. La poussière recouvrait tout, la même fine couche que dans la ville mais si, dehors, il s’agissait de la poussière du soleil, de l’endormissement et du vide, ici, c’était celle, inexorable, du temps. Je délaissai la première pièce à gauche, où jadis s’était tenue Encarnación, figure tutélaire des lieux, noyée dans son fauteuil en osier, ses froufrous, ses coutures et la mastication de ses souvenirs, cette pièce où elle avait reçu Esperanza le jour de son arrivée, pour continuer dans le couloir dont la majesté se voulait, sans vraiment y parvenir, évocatrice du vestibule du palais Farnèse, à Rome.

Je m’arrêtai un instant : il fallait que je me repère, n’en ayant pour seuls jalons que les descriptions, dans le récit d’une nuit de bordel. Je ne cherchais pas la cuisine, avec ses myriades d’ustensiles que j’imaginais impeccablement rangés et ses victuailles probablement abandonnées à la vindicte des années, encore moins les appartements d’Esperanza, sa chambre où devaient encore flotter, et cette seule idée me révulsait, les odeurs du foutre des prétendants qui y avaient laissé pour certains leur pucelage, pour d’autres leurs ambitions, pour les derniers leurs illusions, et pour tous la raison. J’y aurais laissé, moi, mes regrets. Il n’était pas question non plus que je muse dans les autres pièces de la demeure : certes j’ouvris une porte au hasard, et ce fut pour constater que rien n’avait changé, que les fatras, les amoncellements, les invasions d’objets dignes des wunderkammer des temps du Baroque se trouvaient toujours en place, eux aussi recouverts d’une fine couche de poussière qui cette fois me sembla définitivement celle de l’oubli.

J’avisai une échelle menant à une trappe, qui manquait dans le récit d’Esperanza. Je m’y engageai, ouvrit, découvrit un immense grenier qui devait courir sur toute la surface d’une aile du palais. Le même capharnaüm y régnait que partout ailleurs, ici toutefois exclusivement constitué de tissus et de vêtements, dans un désordre, une frénésie identiques à la folie qui présidait en bas – sur les meubles, sous les meubles, dans les meubles qui les vomissaient par toutes leurs portes et leurs tiroirs grands ouverts, accrochés à des cintres, suspendus à des clous, épinglés à des fils à linge, arrimés à des chevrons ou des voliges, pliés sur des poutres, à califourchon sur des portants et des valets de nuit, en équilibre sur des pannes et des entraits, empilés sur le parquet, une féerie de matières du drap le plus épais à la soie la plus fine, de la toile la plus grossière à la dentelle la plus délicate, un chatoiement de couleurs au sein desquelles dominait dans une atmosphère très mariale le blanc et toutes ses déclinaisons vers le beige, le crème, l’écru, le lin, l’albâtre, le lait, le coquille d’œuf, l’ivoire ou le sable, une débauche de coupes et de modèles dont je me demandais quel effarant entendement avait pu les concevoir. De quelle utilité pouvaient-ils bien être ? Qui les avait cousus, façonnés ? Encarnación, sans aucune aide ? Avaient-ils seulement été un jour portés ou endossés, ou même exhibés ? Par Esperanza ? Seuls parmi tous les fils composant ces tissus, manquaient ceux avec lesquels tissent leurs toiles les araignées, ces damnées bestioles qui à la manière des hommes au coin des bois guettent d’ordinaire à l’ombre des combles leurs proies.

Faute de pouvoir répondre à ces questions, je redescendis. J’errai au hasard du palais, et lorsque le son de mes pas vint à ma rencontre, je conjecturai que je parvenais à ce que je cherchais : l’appartement de Pedro Luis. Avant d’ouvrir la double porte, je prêtai l’oreille. Un mutisme absolu, plus dense encore que celui qui étouffait la ville, régnait de l’autre côté, me donnant l’impression que j’y étais attendu. J’hésitai. Et puis, brusquement, d’un coup, comme un fonctionnaire de la police politique à l’heure du laitier, j’ouvris la première porte, puis la seconde : rien. Le silence.

Je venais pourtant de pénétrer dans un monde d’instruments d’horlogerie mécanique, pendules, montres, carillons, coucous, réveils, horloges, de tous les types et de toutes les époques, certains, sans doute, de simples babioles dont pas même un enfant des sierras n’aurait voulu, d’autres, je le supposai au vu de leurs matériaux ou de leur décoration, de grande valeur, certains récents, d’autres anciens mais tous, semblait-il, en parfait état. Il y en avait partout, tels les bibelots dans le reste du palais, mais ici, on sentait qu’un ordre avait présidé au choix de leur emplacement, un ordre mystérieux que j’identifiai a priori comme celui du collectionneur, un rien maniaque comme tous les collectionneurs. Je me représentai alors Pedro Luis montant dans son camion chargé jusqu’à la gorge de ces instruments, partant pour Dieu sait où, franchissant peut-être des frontières, des montagnes, des continents, des océans, afin de les échanger ou de les vendre, négociant âprement le prix avant d’en acheter d’autres pour enrichir et diversifier sa collection, rentrant nuitamment avec sa cargaison, se livrant à un trafic clandestin qui bien sûr échappait à la police comme aux douanes, et c’est pourquoi sans doute, je me souvins brusquement qu’Esperanza me l’avait dit, rien dans la cabine de son camion, n’indiquait l’heure, tandis que lui-même ne portait jamais de montre sur lui. Je me remémorai soudain, aussi, qu’en ville n’existait aucune horloge publique, hormis la pendule accrochée au-dessus des arcades de la gare dont les aiguilles s’étaient immobilisées et qui n’avait d’autre fonction que d’indiquer à la minute près les horaires d’un unique train qui ne passerait plus, dans un sens comme dans l’autre, à deux heures quinze de l’après-midi, pendule que je le supposai, Pedro Luis projetait de voler un jour.

Les instruments de mesure du temps étaient là au complet, innombrables et de toutes espèces, dans un chaos recouvert de poussière. Mais tous étaient arrêtés : aucun balancier, aucune aiguille des secondes ou des minutes, aucune roue dentelée, aucun pignon ne fonctionnait.

Je fis un pas. Puis deux. Je crois que je tremblais. Je sais que je tremblais. Je consultai l’heure à ma montre : dix-huit heures quarante-neuf. Je consultai l’heure qu’indiquaient tous ces objets extincteurs de temps comme mesureurs de silence, et qui disaient la même, tous sans exception, la même : cinq heures trente-sept. Cette heure du lever du jour à laquelle Esperanza avait quitté ce monde de tristesse, de chimères et d’abandon.

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Photo © Maheut Bolard-Veyretout

Laurent Bolard

Laurent Bolard

Historien de l'Art, historien, spécialiste de l'Italie des temps modernes (XVe-XVIIIe siècles). Auteur de quelques ouvrages (éditions Fayard, Les Belles Lettres et Hazan), ainsi que d'un nombre conséquent d'articles et de communications.

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