« L’humanisme ne connaît pas d’ennemis et ne veut pas d’esclaves. Celui qui n’entend pas entrer dans le cercle des élus peut s’en abstenir ; on ne le force pas, on ne lui impose pas cet idéal ; l’intolérance – qui correspond toujours à un manque profond de compréhension – est étrangère à une doctrine de concorde universelle. En revanche, l’accès à cette guilde intellectuelle n’est interdit à personne. Tout homme qui aspire à la culture et à la civilisation peut devenir humaniste : tout individu, quelle que soit sa profession, homme ou femme, chevalier ou prêtre, roi ou marchand, laïc ou clerc, peut entrer dans cette communauté libre, on ne demande à personne quelle est sa race, sa classe, sa nation, sa langue. Un concept nouveau apparaît donc dans la pensée européenne : celui de l’internationalisme. »
(Érasme chap 6 Grandeur et limites de l’humanisme)
L’utopie décrite ici s’est manifestée dans l’Histoire à plusieurs reprises depuis ce moment de la première Renaissance.
Au siècle suivant ce fut la République des idées chère entre autres à Spinoza. Les philosophes des Lumières la poursuivirent avec le projet encyclopédique.
Le XIX°s, lui, eut plus de mal avec ce concept : il fut tiraillé entre un effort scientifique prônant l’objectivité, et donc à logique universaliste, et la montée des nationalismes, opposant à l’universalisme le particularisme culturel de chaque peuple. Lequel ne serait pas un obstacle en soi, sauf qu’il a tendance à générer l’intolérance au particularisme de l’autre. Comme on le sait hélas, le nationalisme guerrier gagna, entraînant l’Europe et le monde dans la boucherie de 14-18. Terrible électrochoc qui incita penseurs, savants, artistes, à réagir, à rebâtir des ponts entre nations, chacun dans son domaine. Vienne, la ville de Zweig, fut un des points nodaux de ce travail, grâce à son cosmopolitisme.
Et puis eut lieu un nouveau ravage du concept humaniste, mené dans une radicalité jusqu’alors inégalée, avec le déchaînement du noir fléau nazi (cf 3)
L’histoire de l’utopie humaniste se présente ainsi en une succession d’avancées patientes et de régressions foudroyantes. Pourquoi toujours ces régressions ?
« À la fois idéaliste de cœur et sceptique de raison, il avait conscience de tous les obstacles qui s’opposaient à la réalisation de cette »paix chrétienne universelle », de cette autocratie de la raison humaine (…) il était fixé sur cet amour de la force, sur cette ardeur belliqueuse qui bouillonne dans le sang des hommes depuis des milliers et des milliers d’années ».
Oui le goût de la violence (plus que de la force) certainement. Mais il y a une autre chose, déterminante depuis toujours aussi. Pulsion à s’approprier les choses et par là dominer les gens. Et/ou l’inverse : en fait les deux avancent de conserve, depuis des milliers d’années. Et ce n’est pas fini.
On peut constater la similitude entre cet humanisme internationaliste et l’utopie portée par internet à ses débuts. Ce réseau mondial, espérait-on, rapprocherait les humains, ils se comprendraient de mieux en mieux, collaboreraient à rendre le monde meilleur, plus heureux. Mais désormais l’évidence est là : ce n’est pas ainsi que les choses ont tourné. Pourquoi les réseaux favorisent-ils l’intolérance au détriment de la concorde universelle ? Comment en un plomb vil l’or pur s’est-il changé ?
À cause de l’or justement, qui n’est jamais pur. À cause du pilotage des réseaux par des algorithmes programmés pour faire gagner du fric aux entreprises qui ont à leur profit transmué internet en marché. Voir à ce sujet, entre autres réflexions, le livre lumineux de Daniel Cohen (récemment disparu) Homo numericus la « civilisation » qui vient (Albin Michel 2022). Sa lucidité sans concession ne l’a pas conduit pas à la résignation, mais à ouvrir des pistes d’actualisation de l’humanisme.
Dans la suite, Zweig définit l’essentiel de l’humanisme universaliste (expression qui est un pléonasme en fait) :
« L’homme qui croit en l’humanité ne doit pas encourager la division, mais l’union, il ne doit pas fortifier les sectaires dans leur sectarisme ni ceux qui se haïssent dans leur haine ; il doit s’efforcer de faire vivre les hommes en bonne intelligence et de favoriser les accords ; et plus l’époque montre de fanatisme, plus il faut qu’il s’obstine dans son impartialité, ne considérant, au milieu de ces désordres et de ces égarements, que ce qui est commun à tous les hommes, en tant qu’avocat incorruptible de la liberté spirituelle et de la justice sur terre. »
« Il n’est par principe l’adversaire d’aucune thèse ou théorie, mais il est l’ennemi de toutes du moment qu’elles veulent faire violence aux autres. En sa qualité d’encyclopédiste, l’humaniste aime précisément le monde pour sa diversité, et ces contrastes ne l’effraient pas. Rien de plus éloigné de sa pensée que de vouloir faire cesser ces oppositions, à la manière des fanatiques et des gens épris de systèmes qui cherchent à réduire toutes les valeurs au même dénominateur, toutes les fleurs à la même forme et à la même couleur ; la caractéristique de l’esprit humaniste est au contraire de ne pas voir dans les contrastes des antagonismes et de chercher pour tout ce qui est en apparence incompatible une unité supérieure, une unité humaine. »
Deux passages qui n’ont pas besoin de grands commentaires.
La recherche humaniste d’universel n’est certes pas l’uniformisation, la standardisation, la réduction au même dénominateur. Un accord n’est pas un unisson, mais juste la recherche d’une harmonie à plusieurs voix.
Certains pourtant, avec la plus parfaite mauvaise foi, assimilent l’universalisme à un totalitarisme. Inversement, le totalitarisme se prétend parfois universalisme.
Impossible pourtant de confondre.
Le totalitarisme réduit toute divergence à un choix binaire : être pour ou contre. Il confond l’unité et l’allégeance à une doctrine d’unicité, d’univocité. Le totalitaire est l’ennemi de toutes les thèses et théories qui ne sont pas les siennes. Et, plus grave, l’ennemi des hommes qui les portent.
C’est ainsi que pour discriminer l’universalisme du totalitarisme, il y a un test bien simple.
Le totalitaire est toujours prêt à tuer pour ses idées.
Pour l’universaliste tuer un être humain c’est tuer l’humanité.
Illustration Pieter Brueghel La chute des anges rebelles (Musée des Arts Royaux Bruxelles)
On croirait que Zweig écrit aujourd’hui pour aujourd’hui, Ariane.
Oui et c’est ça qui est terrible, comme si on n’apprenait rien des désastres passés. Comment ouvrir quand même un avenir à l’humanité (aux deux sens, à tous les êtres humains actuels et futurs, et à la valeur d’humanité), telle est la question. Il y a quelque temps que je pense qu’il faut chercher du côté de la mise en évidence du mode « genré » des guerres.
C’est pourquoi j’ai lu avec intérêt une tribune parue dans l’Obs « lettre ouverte à tous les humanistes et féministes pour qu’ils ne se taisent plus » (signée entre autres de D. Horvilleur). Elle concerne plus précisément l’horreur actuelle en Israël et Palestine, mais s’applique à bien d’autres, par exemple les tragédies ukrainienne, iranienne, afghane. J’en extrais cette phrase : « Le droit des femmes et des enfants devront être au coeur des discussions futures pour assurer un avenir à l’ensemble des populations de la région. »
Ajoutons : un avenir en commun.
Dans le même travail autour de l’aspect genré des guerres, je viens de voir une tribune (dans le Huff Post) sur le travail de l’association « guerrières pour la paix » où oeuvrent ensemble depuis longtemps des femmes israéliennes et palestiniennes. Sa principale responsable, Hanna Assouline, explique : ce n’est pas que les femmes soient par essence plus douces ou pacifiques, mais elles ont (par leur rôle social) un rapport plus pragmatique aux faits, et sont plus enclines à privilégier la vie que tant d’hommes (et surtout parmi les chefs de tous poils) drogués au combat idéologique.