HANG

(ou la messagère d’Abou AMMAR )

 

Le présent texte, articulé en trois parties, est inspiré d’un témoignage véridique, ou non, recueilli par le narrateur.

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Hier Hanoi

Depuis les plus petites classes, j’ai toujours été une élève studieuse et soucieuse de répondre aux attentes de mes professeurs et de maman. Il en était de même à l’université de la capitale. J’y étudiais les langues : le chinois d’abord, celle du grand voisin menaçant dont la puissance assombrissait l’horizon deux cents kilomètres plus au nord. Quelques bâtiments en ruine sur la route de Sa Pa gardaient trace de l’incursion belliqueuse de 1979 vaillamment repoussée par notre Armée Populaire et j’avais pu vérifier, l’été d’avant à Lao Cai, à l’entrée du pont sur le Fleuve Rouge marquant frontière entre nos deux pays, combien l’insouciance de touristes cherchant à se photographier au mitan de l’ouvrage était refroidie par les sommations de nos gardes-frontières en armes. On ne plaisantait pas avec la sécurité nationale quand on avait tant lutter pour son indépendance. Je m’appelle Hang et j’étudiais les langues, celle des yankees aussi, globish indispensable à l’affirmation de notre économie dans les échanges internationaux en vue d’atteindre les objectifs de développement fixés par le Parti. Et enfin la langue du colonisateur : c’est grand-père Hao qui m’en avait appris les rudiments dès l’enfance. Volontaire dans les troupes du Viet Minh à 17 ans, fait prisonnier par les Français en octobre 1952 lors de la bataille de Na San, détenu dans des conditions inhumaines pendant 3 ans, il avait appris le français de ses geôliers. Grand-père Hao berça mes jeunes années des lectures de la Comtesse de Ségur puis à l’adolescence de Hugo et Zola. Je pensais que la littérature française était de bien belle tournure qui partout dans le monde portait les idéaux d’émancipation qu’énonçait sa devise républicaine. Dommage qu’un temps les forces réactionnaires aient pu imposer leur sale colonisation. Oncle Ho aussi aimait beaucoup la France que je rêvais tant de découvrir !

Paris, la Tour Eiffel. Je gardais en tête le profil émacié de ce vieux marchand de souvenirs de la cité impériale de Hué que nous avions visitée avec maman pour mes vingt ans. Son étal ambulant proposait chichement quelques bibelots et cartes postales à l’intention des visiteurs : je voulais ramener à la maison des vues des temples et des pagodes, témoignages des derniers fastes impériaux, et de la Rivière des Parfums ayant si magnifiquement inspiré de nombreux poèmes romantiques que me récitait aussi grand-père Hao. Dans mon esprit, ces belles images devaient gommer les plaies douloureuses de l’offensive du Têt sur les corps estropiés qui m’avaient blessée en arrivant à Hué. Des cohortes de manchots, unijambistes, amputés, gueules cassées rappelaient, sans filtre, les horreurs de la guerre que mère s’ingéniait à mettre à distance. Le temps d’échanger les quelques dongs de la transaction et maman avait sympathisé avec le vieux monsieur loquace qui se mit à évoquer sa vie malheureuse à servir au sud les puissances impérialistes. Ancien soldat de la clique de Nguyen Van Thieu, déjà supplétif de l’armée coloniale dans les années 50, il raconta bredouiller quelques mots de la langue de Molière (qu’allait-il faire dans cette galère ?), avoir cultivé longtemps le désir inavoué d’obtenir la pleine citoyenneté française, de voir un jour Paris et la tour Eiffel.

Le cours de l’histoire en décida autrement. Par chance, après Dien Bien Phu, ceux du nord prirent le dessus, poursuivirent le combat, chassèrent les Américains et leurs fantoches, lui ouvrirent les yeux par le biais d’un internement de rééducation de deux ans à la suite de quoi il put intégrer l’Armée du Peuple et finir sa carrière soldatesque à sauver ces pauvres khmers de la tentation de la page blanche sur laquelle s’écriraient les plus belles histoires comme le promettait sottement l’idéologie maoïste et comme les monstres de Pol Pot et Ieng Sary prétendaient le prouver. Il en était finalement reconnaissant au Parti : le Dang Cong San savait le droit chemin. Sa maigre retraite de combattant suffisait certes à peine à couvrir ses modestes besoins mais le vieillard repenti savourait les rencontres volubiles que lui procurait son commerce de babioles gardant, je l’avais compris, le secret regret de n’avoir vu jamais ni Paris ni la tour Eiffel. A mon tour, j’espérais les voir un jour !

Toute à mes devoirs et préparant ardemment mes examens, toujours réticente à quitter la chambre que je louais à Mme Duong pour une promenade au parc Thong Nhat avec les plus sages de mes amies, définitivement rebutée par ces sorties en bande où les garçons cherchaient toujours prétexte à approcher les filles avec des intentions salaces, on me disait trop sérieuse et maladivement timide. Aussi, quand Nguyet Chau, le responsable du comité populaire de la fac, m’avait fait savoir qu’un collaborateur du Ministère des Affaires Etrangères souhaitait me rencontrer, c’était avec beaucoup d’appréhension que j’accueillis la nouvelle. Qu’avais-je donc fait pour justifier cette attention soudaine moi qui m’évertuait à passer inaperçue ? Avais-je par mon comportement que je croyais exemplaire enfreint la morale socialiste et indirectement porter atteinte à la mémoire de grand-père Hao, cette figure du héros patriotique que nous vénérions tant avec maman ?

Le camarade Dinh –mais était-ce vraiment son nom, jamais je ne le saurais—était affable et souriant. Il me félicita pour la discipline et la droiture que je manifestais tant dans la conduite de mes études que dans ma vie personnelle ce qui, disait-il, se faisait rare dans la jeunesse exposée aux pernicieuses influences occidentales que des puissances hostiles s’employaient à inoculer au pays. Voulais-je œuvrer pour notre République Populaire ?

Bien évidemment, oui ! Chargé de tester ma capacité d’observance des consignes avant d’aller plus loin, Dinh multiplia les rendez-vous dans des lieux aussi discrets qu’improbables : à l’enclos des chats de Temminck du zoo du district de Ba Dinh succéda le théâtre de marionnettes sur l’eau Thang Long et après le plus fameux banc de poisson du marché couvert de Dong Xuan vinrent les tribunes du stade national My Dinh où j’identifiais vite avec amusement d’antiques passionnés vanter encore la stratégie de l’équipe de France de football 1958—dite, selon eux, de la tour Eiffel avec Just Fontaine en pointe et une défense à quatre –qui pourtant ne permit alors pas à Raymond Kopaszewski et ses coéquipiers de gagner la Coupe du Monde. Etais-je disposée à mettre mes compétences linguistiques au service de l’idéal internationaliste du Parti finit par demander Dinh ? J’y étais prête !

Une courte entrevue, dont Dinh avait exigé qu’elle restât secrète, eut lieu avec le Ministre en personne dans un austère bureau aux portes capitonnées du 1, rue Tôn That Dam. De sa fine stature conforme à celles des combattants des étroits tunnels de Cu Chi auxquels les américains refusèrent, au début, de croire et dont le réseau enterré de 250 kilomètres permit d’alimenter la guérilla d’usure du Viêt-Cong et l’avancée des forces de libération vers Saigon exhalait une autorité naturelle. Il avait l’assurance simple et cordiale de ceux qui connaissaient le sens de l’histoire et consacraient leur vie au bonheur du peuple et à qui l’intelligence et le cœur vouaient sans délai une admiration spontanée. Des renseignements collectés sur ma personne, l’intérêt supérieur du pays conduisait selon lui à conclure qu’une importante mission à l’étranger pourrait m’être confiée si je voulais bien m’en montrer digne. J’opinai du chef.

Au risque de votre vie comme jadis grand-père Hao ajouta le Ministre ? Je restais muette.

Marc Bécret

Marc Bécret

Marc BECRET se définit comme un homme ordinaire qui cherche à échapper à la médiocrité. Né à la fin des années 50 du XXème siècle, il entame la dernière partie de son existence. Il aime à dire que la vie n’est que le long apprentissage du renoncement à la vie et songe souvent à l’affirmation attribuée à Georges BATAILLE selon laquelle il faut regarder venir la mort les yeux dans les yeux et l’accueillir comme une ultime jouissance. La littérature constitue l’une de ses béquilles existentielles mais il hésite à écrire de peur de rajouter de la banalité à la banalité et n’a donc jamais publié.

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