« Depuis le jour où l’idée érasmienne a subi cette défaite décisive, le vieillard de Fribourg n’est plus dans sa bibliothèque que le pâle reflet de sa gloire de jadis. (…) Pourquoi traîner plus longtemps ce corps fragile de goutteux dans un monde fermé à tout sentiment pacifique ? Érasme est fatigué de la vie, qu’il aimait autrefois (…)
Que peut faire l’intellectuel lorsque le fanatisme embrase les cœurs ? (…)
Hélas ! Pour qui écrirait-il encore ? » (Érasme chap 10 La fin)
Ces interrogations poignantes traduisent, autant que l’état d’esprit d’Érasme, celui de Zweig en ce milieu des années trente. Et dans un troublant pressentiment annoncent, à travers celle d’Érasme, sa fin à lui, un jour de février 1942 à Petropolis.
« Actif jusqu’à la dernière heure, il quitte le monde par le labyrinthe sacré du travail, un monde qu’il ne comprend pas et désavoue, un monde qui ne veut plus le reconnaître et le comprendre. Enfin celle qui apporte la paix s’approche de son lit. Et maintenant que la mort est là, mort dont Érasme a eu toute sa vie une peur démesurée, ce désenchanté la regarde en face, calme et presque reconnaissant. »
Mais c’est tout de même sur la postérité d’Érasme, et la survie de l’idée humaniste, que Zweig choisit de terminer le livre, dans une sorte de litanie des saints. Ses saints de référence, les grands hommes qui auront été ses phares.
« Son disciple Montaigne (…) continue après lui à prêcher l’évangile du bon sens et de l’indulgence. Spinoza veut que les passions aveugles soient remplacées par »l’amor intellectualis ». Diderot, Voltaire et Lessing, sceptiques et idéalistes à la fois, luttent contre l’étroitesse d’esprit et se prononcent pour la tolérance la plus large.
En Schiller se renouvelle le message du cosmopolitisme porté sur les ailes de la poésie, en Kant s’affirme un défenseur de la paix éternelle ; puis avec Tolstoï, Gandhi et Rolland, l’esprit de concorde revendique avec logique son droit moral opposé à celui de la force. »
(chap 11 Le legs spirituel d’Érasme)
Que du beau linge, certes … Mais oui, je suis d’accord, lectrices : ça manque terriblement de femmes.
Soufflons-lui donc le nom de notre amie Germaine de Staël, qui nous a accompagnés il y a quelque temps dans Fragile. Et celui de la grande George Sand.
Et aussi de plus contemporaines, Simone de Beauvoir, Hannah Arendt, Marguerite Yourcenar, Germaine Tillion, Gisèle Halimi, ou encore les deux Simone homonymes, Weil et Veil …
Et tant d’autres hier et aujourd’hui. Certaines parfois mises en lumière, telle la lauréate du Nobel de la paix 2023, l’iranienne Narges Mohammadi. Avec un courage inouï, elle ose dans sa prison ne pas se voiler (au nez et) à la barbe de ses gardiens, et profiter de l’audience du prix pour dénoncer encore et encore la violence, la corruption, la misogynie exacerbée.
Et puis, et surtout, les obscures, oubliées, innommées, vaillantes à tenir bon pour l’humanité en elles et autour d’elles.
Mieux que des humanistes : des vivantes, si ce mot a un sens.
Illustration Pieter Brueghel : Dulle Griet (Musée Mayer van den Bergh Anvers)