« Habitue-toi à être très attentif aux propos d’autrui ; essaye de pénétrer le plus possible dans l’âme de celui qui parle. » (VI, 53)
Attention indispensable dans la situation de Marc Aurèle. Un gouvernant doit décoder toutes les informations qui se présentent à lui, avec le maximum de fiabilité. C’est parfois question de survie. Le tyran doit s’attendre au complot visant son renversement (malheureusement pour des motifs pas toujours éthiques). Le gouvernant qui essaie à l’inverse de faire avancer le bien public et gêne les caïmans du marigot, il a intérêt à se tenir sur ses gardes tout pareil. En fait gouverner incite à la paranoïa, à la mégalomanie, du coup quand on n’est pas trop sain d’esprit au départ, on est vite au top (tout s’explique).
Mais le conseil de Marco peut avoir valeur plus générale, et surtout plus positive. Vraiment prêter attention à autrui, à ce qu’il dit, fait, est, ressent, permet de le comprendre avec précision. Et par là de prendre en compte avec justesse, dans le cadre du commerce humain qui nous lie, sa demande comme son offre, ses besoins et désirs à articuler aux nôtres.
Pénétrer le plus possible dans l’âme ça fait ou campagne militaire, ou augmentation de parts de marché de cerveaux disponibles, pour rester dans la métaphore commerciale, ou encore inquisition. L’attention et compréhension peuvent passer par une attitude plus souple. Exemple l’écoute flottante assortie de neutralité bienveillante sur laquelle repose le dispositif thérapeutique de la psychanalyse.
« Il faut suivre mot à mot ce qu’on dit et pas à pas ce qui arrive. Dans le second cas, il s’agit de discerner tout de suite le but de l’impulsion et dans le premier de s’attacher à la signification du mot. » (VII, 4)
Oui décidément : analytique, freudien. Je dirais même plus : lacanien.
« Ce qui n’est pas utile à la ruche ne l’est pas non plus à l’abeille. » (VI, 54)
Soit la proposition logique si A alors B, la proposition dite contraposée s’énonce Si non B alors non A. Soit la pensée politique libérale (type Adam Smith). Que dit-elle sinon ce qui est utile à l’abeille l’est aussi à la ruche. Marco donne ici la contraposée. C’est la pensée politique dite sociale (type Rousseau). N’est-il donc pas clairement illogique d’opposer les deux ? D’où question suivante : pourquoi cette opposition continue-t-elle d’être le ressort essentiel du débat politique ? « C’est plus marrant et surtout plus facile de jouer à buzzer et s’opposer que de travailler ensemble pour résoudre les problèmes », répondraient de toute évidence les (prétendus) responsables politiques.
Et pendant ce temps-là la ruche périclite.
(Cette histoire de ruche et de politique évoque irrésistiblement le film d’Albert Dupontel Second tour).
« Ne sois pas troublé par l’avenir. Avec la raison dont tu te sers aujourd’hui pour le présent, s’il le faut, tu y arriveras. » (VII, 8).
On voit que Marco n’a jamais été phobique, et je m’y connais. Le phobique est un être doué de raison, pas de doute. Il souffre de fait non d’absence mais de trop-plein de raison. Il présente la tendance spontanée à voir sous tous les angles, à passer au crible attitudes, événements, paroles. Un tropisme analytique et interrogatif qui fait de son rapport au monde un incessant QCM multi-entrées, un parcours de quoique oui mais alors d’un autre côté, une controverse talmudique non-stop. Pour moi (puisqu’on en parle) ma raison, contrairement à celle de Marco, est plutôt du genre à me dire : l’avenir ça craint, car si jusqu’ici j’y suis arrivée (quoique) (à peu près), comment savoir si j’y arriverai pour la suite ?
Car plus que de raison c’est question de confiance. Marco n’a pas franchement confiance dans les autres, il s’attend toujours à une patate (même avant Parmentier oui si je veux), dans son job vaut mieux être sur ses gardes. Mais il ne manque pas de confiance en lui. Il se fait confiance pour trouver la bonne réaction, la bonne réponse, pour faire ce qu’il faut.
Le phobique n’a pas confiance, surtout pas en lui-même. Il doute en chaque circonstance d’être capable de faire ce qu’il faut. Il pense plutôt qu’il fera défaut. Tout ça pour dire que la vie est bien faite, je frémis à l’idée que j’aurais pu me retrouver empereur romain.
Sinon quand il dit que sa raison qui marche bien aujourd’hui marchera tout pareil dans l’avenir, je ne peux m’empêcher de quoiquiser encore. Ça se voit qu’il était d’un temps où l’espérance de vie ne permettait pas à certaines pathologies légèrement perturbatrices de la raison d’arriver à maturité …
« Bientôt tu auras tout oublié, bientôt tous t’auront oublié. » (VII, 21)
Ben oui. Et c’est là qu’on se dit : super bonne idée d’aller chercher réconfort dans la philosophie.
« Il est beau ce passage de Platon ‘Celui qui veut tenir des propos sur les hommes doit regarder comme d’un lieu élevé les événements de la terre : troupeaux, armées, agriculture, mariages, divorces, naissances, décès, tumulte des tribunaux, déserts, divers peuples barbares, fêtes, deuils, assemblées, tout le désordre et l’harmonie du monde faite de contrastes.’ » (VII, 48)
Le passage de Platon bof (j’en dis ce que j’en sens). Ouais la fin à la rigueur c’est pas mal tout le désordre et l’harmonie du monde faite de contrastes. Mais entre nous la paraphrase de Montaigne c’est autre chose : « Notre vie est composée comme l’harmonie du monde, de choses contraires, aussi de divers tons, doux et âpres, aigus et plats, mols et graves. Le musicien qui n’en aimerait que les uns, que voudrait-il dire ? » (Essais III,13 De l’expérience).
Et puis alors le coup du lieu élevé, regarder de loin, ça c’est le Platon qui ne me dit rien.
Cependant une chose est vraiment touchante, indépendamment du contenu de cette pensée, c’est l’admiration dont fait preuve Marc Aurèle, en elle-même. Et plus encore son désir de nous la faire partager, désir naïf, presque enfantin, dans la spontanéité de ce « il est beau ».
Statue de Marc Aurèle Musée du Capitole