Un vieux paléontologue et paléoanthropologue qui vivait à Bristol avait pris ses habitudes dans un pub niché sur le vieux port entre la galerie Arnolfini, musée d’art contemporain, et l’Entrepôt M, le M Shed, dédié à l’histoire de Bristol et aux métiers d’autrefois.
Entre deux pintes, ce savant homo sapiens, grand lecteur de Rudyard Kipling, brodait des histoires et déroulait des contes comme on ourdit une tapisserie. «C’était il y a trois cent mille ans, du temps où les poules avaient des dents, enfin, je crois.
Des loups et des hommes, une meute et une horde, se côtoyaient, se nourrissant sur le même territoire de fruits, de champignons, de poissons, de charognes et de viande fraîche.
Ils chassaient en bande les hardes d’aurochs et de cerfs des steppes, redoutant les mâles, car leur poids touchait à la tonne et leur garrot s’élevait à deux mètres ; quant aux cornes et aux ramures gigantesques, elles causaient des ravages lors des attaques.
Ces dernières ne visaient pas prioritairement ces grands mâles, guerriers dignes d’Homère, et dont la puissance, incomparablement supérieure à celles des hommes et des loups, touchait au divin ;
mais les plus rapides chasseurs, qu’ils fussent hommes ou bien loups, cherchaient à isoler des êtres faibles et sans défense, faons ou veaux, vieillards, femelles pleines,
tandis que les plus robustes affrontaient les grands guerriers si ceux-ci venaient secourir les faibles ; voire, dès que l’assaut était lancé, feignaient de les attaquer afin de distraire leur attention, la feinte consistant à attaquer non pour tuer mais juste assez pour obliger les mâles à se défendre, et donc à ne pas défendre les autres.
Il en résultait, néanmoins, quantité de morts et de blessures, dont beaucoup finissaient par entraîner la mort ; ce qui avait conduit les hommes à renoncer autant que possible aux embuscades et au corps à corps et à leur préférer les trappes, ces fosses dissimulées sous des branchages, dont ils garnissaient le fond de pieux aiguisés ;
il était alors facile et même plaisant -une réjouissance à laquelle on conviait les vieillards et les enfants!- de tuer la bête captive, une fois affaiblie par ses blessures et par la faim, à coups de grosses pierres et d’épieux.
Bien sûr, les loups avaient remarqué ce changement de tactique, et les avantages qu’il apportait ; mais ils ne pouvaient l’imiter. Ils s’efforcèrent donc d’en profiter. Il y eut naturellement quelques tâtonnements de part et d’autre, je veux dire du côté des loups comme des hommes.
Ayant essayé, par exemple, d’attaquer les hommes après que ceux-ci avaient retiré la proie de la chausse-trape, et alors qu’ils étaient occupés à la dépecer, les quadrupèdes constatèrent qu’au lieu de fuir en abandonnant la viande, comme escompté, les hommes resserraient au contraire encore plus étroitement leur groupe, se serraient les coudes et faisaient front, lançant sur eux les pierres dont ils avaient fait provision pour tuer la bête tombée dans le piège.
De leur côté, les bipèdes constatèrent que s’ils laissaient suffisamment de viande derrière eux, les loups renonçaient non seulement à les poursuivre mais même à les attaquer durant le dépeçage de la proie, se contentant d’attendre à un peu plus d’un jet de pierre qu’ils eussent fini.
Les loups s’efforcèrent alors de repérer les pièges tendus par les hommes et de savoir lesquels avaient capturé une bête ; comme ces pièges étaient soigneusement dissimulés, ils trouvèrent plus commode de suivre les chasseurs et d’observer où ils creusaient leurs fosses.
S’étant ainsi habitués à accompagner les hommes à la chasse, ils eurent l’occasion et le loisir de se livrer à quelques observations. Par exemple, les bipèdes flairaient le gibier longtemps après eux, et devaient pour en percevoir le fumet se trouver beaucoup plus près de lui ; bref, de mauvais pisteurs ;
et ces bipèdes étaient beaucoup moins rapides et endurants à la poursuite et au harcèlement qu’eux-mêmes ; bref, de mauvais traqueurs…
De fil en aiguille, ils en vinrent donc à les épauler, à leur prêter main forte, à donner un coup de dents pour dévier le gibier vers la trappe, ils se firent rabatteurs ; activité qui ne s’instaura pas sans anicroche car les hommes crurent d’abord que les loups voulaient les spolier de leur proie ;
activité, qui à ses débuts ne fut, d’ailleurs, pas sans ambiguïté, puisque certains loups, s’y trompant, s’appropriaient, en effet, le gibier ; mais peu à peu le but de l’activité et le rôle auquel chacun devait se tenir se clarifièrent pour tout le monde.
Plus tard, les rapports évoluèrent : ce furent les hommes qui emboîtèrent le pas aux loups, lesquels apprirent à régler leur vitesse sur la capacité des bipèdes, bien moindre que la leur ; ce qui suscita des dissensions, des querelles brutales, voire des scissions chez les loups.
Au début, lorsque les hommes partaient du mauvais côté, les loups cessaient de les accompagner et partaient immanquablement vers le gibier ; les hommes, ayant fini par le comprendre, en vinrent à suivre les loups en cas de désaccord.
Pour conclure, s’instaurèrent une organisation et une collaboration, une synergie pour parler comme les start-up, à laquelle les deux parties trouvaient leur compte.
Lorsque les hommes avaient décidé une chasse, ils en informaient les loups en poussant des cris et en gesticulant tout comme ils faisaient quand ils poursuivaient le gibier ou qu’ils le tuaient ;
et, d’ailleurs, remarquèrent les hommes, cela leur donnait plus de vigueur et de courage pour la chasse, comme si se manifestait alors une force mystérieuse qui les dépassait tous, un esprit émanant de leurs corps à tous et qui les stimulait, qui les dopait…
Cela faisait une danse simple et grotesque mais suffisamment expressive pour que les loups l’apprissent, la comprissent et rappliquassent dès qu’ils entendaient leurs petits camarades hurler d’une certaine manière. Ils contemplaient leurs contorsions dont l’énergie, croyez-le, était fort communicative,
et, quelque moment plus tard, tout ce petit monde partait en expédition, le regard vif et la mine vermeille, plein d’entrain et l’humeur joyeuse, les loups devant, les hommes derrière, à la queue leu leu comme on dit, ceux-là veillant à ne pas perdre ceux-ci en cours de route.
Une fois, la proie prise au piège, les loups attendaient patiemment que les bipèdes l’exécutassent et leur remissent la part de butin qui leur revenait. Puis les hommes s’en retournaient de leur côté après leur avoir adressé quelques gestes prudents et quelques sons amicaux.
Cela dit, et pour conclure cette conclusion, je dois ajouter que tous les loups n’adhérèrent pas à cette nouvelle manière de chasser, et plus précisément avec d’autres que des loups, avec des Autres ; quelque chose en eux se raidissait contre cela et s’ils avaient pu parler, ils auraient déclaré que c’était contre-nature…
Mais il était dans l’ordre des choses que ceux-là fussent moins bien nourris, vécussent plus mal et moins longtemps que les autres, et qu’ils eussent aussi l’esprit plus farouche et plus fier, se refusant à regarder l’homme autrement que comme une proie possible si l’occasion s’offrait de le croquer.
J’ajouterai, enfin, que, de retour d’expédition, certains hommes lancèrent la mode d’une danse de réjouissance pour se purger de la fureur à laquelle ils avaient donné libre cours durant la chasse, et qui n’était pas tout à fait sans inconvénient, car souvent, regardez Achille dans l’Iliade, elle conduisait deux chasseurs à s’affronter, voire à se tuer, pour des causes futiles.
Ajoutons, en guise de fin définitive, qu’au cours de cette danse les plus naïfs et visionnaires voyaient apparaître, s’exprimant des rictus et des grimaces qui tordaient les visages, une figure : dotée d’une mâchoire et d’un pelage de loups sur un corps bipède. »
Crédit photo :
CC BY 3.0, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=10221436
On s’y croirait, dans la meute, dans la horde, et chez Kipling …
Juste je me demande : pendant ce temps-là, que faisaient les femmes et les louves ? Les bébés et louveteaux ? Notre vieux paléontologue nous le dira peut être un jour. Ou une de ses consoeurs paléontologues ?
Bien vu ! J’imagine que, comme les lionnes, les louves chassaient et tuaient les proies, et que les femmes faisaient de même, du moins celles qui ne portaient pas d’enfants ou qui n’avaient pas d’enfants à nourrir. Un d’ces soirs, il faudra interroger une consœur du buveur…
Il me semble avoir ouï sur de savantes ondes que c’étaient les grands-mères qui gardaient et nourrissaient la marmaille, tandis que, l’union faisant la force en effet, le reste des humains des deux sexes (chuis pas correcte et genres me gonfle un peu et me semble ici totalement anachronique mais qui sait?) en bon état et louplouves itou s’esbaudissaient utilement à la courre…(Et les grands-pères? Ceux qui n’avaient pas été croqués par un ours ou un loup ou étripés par un auroch, ni morts d’avoir fumé trop d’herbe de bison devaient porter les carniers et les musettes? Mais il faudrait encore consulter le vieux Bristolien -pourquoi lui au fait et pas un Carnacois ou une Eyzicoise?- c’est ce dont on est un peu frustré après un récit néanmoins des plus édifiants , mais en effet la suite nous sera pê contée)
Encore une histoire, onc’ PHS !
Pourquoi an old man from Bristol ? Je ne sais, peut-être because l’idée de ce conte m’est venue alors que je pérorais sur le Muséum d’Histoire Naturelle de Londres (que j’aime beaucoup) entre deux pintes sur les quais de Bristol… Mais je ne saurais être trop affirmatif.
Et ton commentaire L-A F-B m’a inspiré une correction : j’ai substitué vieillards à femmes dans « une réjouissance à laquelle on conviait les femmes et les enfants », la mise de l’histoire se jouant entre le loup et l’humain, et non entre la femme et l’homme.
Je commande deux autres pintes ?