1

Il pleuvait depuis le début de l’automne, ce qui n’empêchait pas Greg de descendre chaque matin à la plage avec Junior. Greg enfilait sa cape kaki et chaussait ses brodequins pendant que Junior courait de partout dans la baraque, jappant devant la porte d’entrée.

Le même scénario se répétait chaque jour, ce type et son chien partaient d’un pas décidé pour rejoindre la côte et récupérer tout ce que la mer pouvait rejeter comme déchets. Greg parcourait la plage de long en large, fourrait dans un grand sac-poubelle les ordures venues s’échouer dans l’écume des vagues. Cadavres de bouteilles, canettes, bidons et poches plastiques. Parfois une godasse orpheline ou encore un vieux chandail imbibé d’eau gisant comme une méduse morte.

2

Greg nettoyait la plage depuis plus de dix ans. C’était un petit bonhomme, pas assez fou pour effrayer les bouseux du coin, ni assez aimable pour avoir des amis. Il avait adopté Junior quand il en avait eu assez de parler seul. Junior était un bâtard aux oreilles tombantes et au poil mi-long et, tout comme son maître, un petit gabarit. Il avait échappé de peu à la mort quand Greg s’était pointé au refuge. On avait retrouvé Junior un an plus tôt attaché à un poteau au bord d’une route déserte, sale et affamé, et une bonne âme l’avait conduit dans cette association où on s’était occupé de lui dans l’espoir de le faire adopter. Mais personne n’avait voulu de lui et il allait être euthanasié quand ce chouette type avait débarqué un après-midi. Junior avait perdu espoir depuis des semaines. Il avait trop jappé devant la grille de sa cage, trop remué la queue devant les gens qui passaient. Il avait tout fait pour trouver un maître, s’allongeant sur le dos en position de soumission dès qu’un homme ou une femme semblait ralentir devant son enclos. Mais c’était un clébard assez laid et les gens n’avaient fait que passer. Alors il avait renoncé comme les hommes le font aussi parfois. Il avait cessé de s’alimenter et restait cloîtré dans sa cage. Il avait à peine remarqué la silhouette de Greg quand ce dernier s’était accroupi devant le grillage. Greg s’était mis à lui parler en avançant la main vers lui, paume ouverte pour que Junior puisse le sentir. Puis cet homme entre deux âges avait échangé quelques mots avec la bénévole du refuge qui avait sorti Junior de son enclos. L’homme s’était à nouveau accroupi pour se mettre à sa hauteur et avait commencé à le caresser, lui frictionnant le haut du crâne en lui parlant d’une voix douce. Ils s’étaient rendus tous les trois jusqu’au cabanon de l’accueil, et après avoir rempli de la paperasse et signé un chèque, Greg avait fait monter le chien dans sa camionnette avant de prendre place derrière le volant. La voiture avait démarré. Junior assis droit sur le siège passager, les yeux apeurés alors que le paysage défilait et que Greg sans quitter la route du regard lui caressait la tête.

3

Ils vivaient ensemble depuis quatre ans. Une amitié solide. Et quand Greg regardait son clébard cavaler libre sur la plage, il se demandait parfois si un chien pouvait oublier les souffrances qu’il avait endurées.

Ce mois de novembre respectait sa mauvaise réputation. Le ciel gris feutrait l’horizon alors que des bourrasques fouettaient la végétation famélique. Greg et son clébard marchaient à travers la lande.

Le bonhomme avançait comme toujours d’un pas ferme avec son chien sur les talons. Greg était drapé dans sa cape que le vent enflait comme une voile. Après une brève accalmie, il s’était remis à pleuvoir. Mais la pluie se déversait sur eux presque avec timidité. Elle était si fine qu’elle résonnait à peine en tombant sur le corps de l’homme et du chien. Une espèce de crachin proche d’une caresse.

Un brouillard dense peignait cette matinée d’une couleur nostalgique. On imaginait le soleil derrière les nuages grossiers, mais aucun rayon ne perçait. Junior s’inquiétait pour son maître. Lui qui aimait cavaler par monts et par vaux, restait collé aux basques du bonhomme. Greg en tirait une certaine fierté, se disait que son chien s’assagissait, que la patience dont il avait fait preuve pour le dresser portait enfin ses fruits. Il n’avait jamais voulu d’un animal trop docile et souriait toujours en regardant Junior cavaler sur la plage, se rouler dans les algues puantes, et s’enfoncer parfois en courant dans l’eau salée, avant de revenir effrayé suite à l’assaut d’une vague. Mais il n’aimait pas le perdre de vue quand ils traversaient la lande. Greg craignait toujours qu’un de ces dingues avec un fusil tire sur son chien, même si le coin était peu fréquenté et qu’il n’avait pas croisé de chasseurs depuis des lustres.

4

Greg avait été malade pendant un mois. Un coup de froid, de la fièvre, et une toux qui était restée enfermée dans sa poitrine des semaines après l’arrêt des médicaments. Il était allé deux fois chez le médecin avant de se soigner lui-même. Le résultat n’avait été ni meilleur ni pire. Greg était parfois d’avis qu’il fallait laisser les choses aller au bout. Et qu’on n’avait pas forcément une grande marge de manœuvre dans la vie.

Il ne toussait plus depuis quelques jours. Il se sentait encore fatigué, mais marchait du même pas décidé. Il n’aimait pas s’écouter et vivant seul, n’en avait pas le loisir. Junior ressentait la fatigue de son maître. Greg l’avait trouvé presque collant ces derniers temps. Le clébard le suivait où qu’il aille. Il l’attendait même derrière la porte des toilettes où Greg passait du temps sur le trône à noircir des grilles de mots croisés.

La plage était à trois ou quatre kilomètres de la baraque. Ils faisaient l’aller-retour tous les jours. Le dimanche était un jour comme les autres. Greg n’avait jamais manqué une journée, même au plus sévère de sa crève, quand il était brûlant de fièvre et tenait à peine debout. Il s’était habillé, chaussé, et avait pris le chemin de la côte avec Junior à ses côtés. Persuadé que l’exercice le renforcerait.

Quelques mouettes semblaient s’étrangler dans le ciel de cendres en poussant des cris maussades. Junior qui avait été intrigué au début par ces oiseaux blancs, n’y faisait plus attention. Il ne se donnait même plus la peine d’essayer d’en attraper un sur la plage, quand en groupe, les oiseaux peignaient le sable de leurs empreintes de pattes. Les mouettes faisaient partie de leur famille et du paysage.

L’homme et le chien parcouraient les derniers mètres d’une sente qui débouchait sur la plage. Junior s’autorisa une petite course en devançant Greg pour arriver le premier sur le sable. La marée était haute. La mer bleu foncé, presque noire.

5

Greg escalada une petite dune pour s’immobiliser au sommet du tertre. Un rituel auquel il se livrait chaque fois.

Junior avait déjà fait quelques aller-retour sur la plage, et revenait vers son maître en aboyant. Greg adorait ce spectacle. Il se livrait toujours à une longue contemplation de l’horizon. Il aimait la mer en toute saison comme on aime la vie dans ses jours joyeux et ses lames de fond.

Il s’accroupit pour caresser le clébard qui était collé à ses mollets. Greg retrouvait son souffle. Il avait marché vite et ses poumons n’avaient pas reconquis leur liberté. Il avait encore un peu de mal à respirer. Et Junior le sentait. Le chien restait blotti contre son maître pour tenter de l’apaiser.

Greg et Junior étaient restés assis sur la dune une dizaine de minutes à regarder la mer. Il pleuvait toujours et le sable était détrempé. La pluie se vengeait de sa faiblesse passagère, quand elle les avait accompagnés sur le chemin. De grosses gouttes venaient maintenant bombarder l’homme qui avait remonté sa capuche, et le pelage du chien dégoulinait. Un temps froid qui perçait les os.

Greg avait fini par sortir son sac-poubelle et s’était mis à arpenter la plage. Il se baissait de temps en temps pour ramasser un détritus. Les mêmes déchets que d’ordinaire, à part un poupon à qui il manquait un bras et qu’il avait fourré dans son sac sans plus de cérémonie.

6

Junior n’aimait pas la pluie. Il aurait préféré être à la baraque, sur sa couverture écossaise devant le poêle à bois. Il suivait son maître sous la pluie, ne quittant Greg des yeux que quelques instants. Il aimait cette silhouette humaine rassurante.

Ils arrivèrent à l’endroit que Greg adorait. Un îlot qui apparaissait au détour de la côte déchiquetée. Une île minuscule qu’on rejoignait à pied à marée basse, totalement cernée par la mer en cette matinée. Un bout de terre sur lequel étaient plantées les ruines d’une maison. Des murs et un toit effondré sortant des flots comme une baraque fantôme.

Greg n’avait jamais réussi à en savoir plus sur cette bâtisse baignant dans la flotte, de l’époque où elle était debout. Ça l’intriguait et l’enchantait de ne pas savoir. Il préférait laisser cet îlot à son mystère, même si la mer qui l’érodait chaque année un peu plus, emporterait le secret dans son antre.

Greg et son chien marchaient sur le sable depuis bientôt une heure. Le sac-poubelle se remplissait lentement. La côte semblait s’étendre à l’infini et il arrivait toujours le moment de faire demi-tour. Malgré la fatigue et le froid piquant, Greg avait envie d’aller plus loin, au-delà de la falaise qui délimitait la frontière d’un autre bourg. Junior s’ébrouait souvent, même si la pluie s’était à nouveau calmée. Le vent continuait à souffler fort, arrachant des cris de détresse quand il se heurtait aux roches dressées en remparts entre l’océan et la terre sablonneuse.

7

Elle était là. Trois jours que Greg découvrait cette femme dans le renfoncement d’une falaise. Elle avait dressé un auvent de toile à l’entrée d’une grotte, et se tenait dans la même position que la veille et que l’avant-veille. Assise en tailleur, elle semblait méditer, alors qu’un feu qu’elle avait dû allumer avec du bois flotté rougeoyait devant elle. Une femme mince, de longs cheveux blancs et lisses étendus sur ses épaules menues. Greg passait à une centaine de mètres d’elle. Et la femme à moitié noyée dans la pénombre de la cavité rocheuse restait une silhouette un peu floue.

Greg avait tenté de la saluer d’un signe de tête le premier jour. Elle n’avait pas réagi. Le port de tête altier, le dos droit et les mains jointes en coupe, ses yeux étaient restés aspirés par l’océan. Il ne s’en était pas offusqué, avait continué sa route en ramassant les ordures comme d’autres les coquillages. Il se demandait quand même ce qu’elle faisait là. Il s’était un peu inquiété de la savoir sans domicile. Mais elle ne ressemblait pas à ces clochardes qu’il avait pu croiser. Elle était chaudement habillée de vêtements qui semblaient neufs.

Alors qu’il s’était éloigné de quelques mètres, Greg se retourna pour chercher Junior des yeux. Son chien était près de la femme. Elle avait quitté sa position de statue et le caressait. Greg croyait voir les lèvres de la femme remuer. Junior lui léchait les mains et parfois le visage quand elle n’arrivait pas à esquiver.

8

Greg avait fait demi-tour. Il marchait en criant le nom de son chien. Junior ! Junior ! Et le clébard s’était pointé. Il avait quitté la femme à regret et s’était mis à cavaler pour rejoindre son maître.

Suivi du chien, le bonhomme avançait d’un pas pesant. Greg se sentait fatigué. Il avait froid et sa cape ne suffisait plus à faire obstacle au vent du nord. Ses os étaient glacés et la longue marche qui l’attendait pour retourner à la baraque lui paraissait comme une épreuve. Il hésitait à traverser la lande avec Junior. Il pouvait aussi rejoindre le village le plus proche et monter dans un de ces cars qui reliaient les bleds les uns aux autres. Greg envisageait cette solution en tirant son sac d’ordures plus qu’il ne le portait.

Junior restait collé à son maître. L’homme et le chien semblaient maintenant marcher à l’unisson, une marche lourde, presque funèbre. Le ciel gris avait sombré et tournait au noir. Un ciel nocturne en plein jour sur lequel les mouettes se détachaient, anges emplumés cisaillant le silence de cris perçants.

Le chien relevait souvent la tête pour regarder Greg. Son maître était d’une blancheur spectrale. Ils continuaient tous deux à marcher. Ils avaient quitté la plage, franchi les dunes et s’enfonçaient dans la lande.

Greg pensait à son chien alors qu’il posait un pied devant l’autre. Il s’inquiétait de savoir qui s’en occuperait s’il lui arrivait quelque chose. Junior avait vieilli en quatre ans. On n’était pas sûr de son âge au refuge. Si Greg comptait bien, à deux ou trois ans près, Junior avait dépassé les dix ans. Déjà vieux pour un chien, même si les bâtards vivaient plus longtemps que les chiens de race. Le poitrail de Junior avait blanchi et Greg était soucieux de le voir boitiller certains matins quand le temps était trop humide.

9

Ils avaient déjà parcouru la moitié du chemin et Greg avait hâte d’arriver à la baraque, de se faire un thé chaud et de manger quelque chose.

Une douleur sourde le poignarda dans le bras. Il fit encore quelques pas en vacillant avant de tomber à genoux. Il avait lâché le sac et se tenait la poitrine. Junior s’agitait autour de lui comme un fou, jappant et aboyant pour appeler au secours. Son maître s’avachit de tout son corps sur la terre détrempée, la tête la première dans les herbes.

Le clébard restait près du corps immobile. Un grognement plaintif sortait de sa gueule entre deux aboiements. Il s’éloignait d’un mètre ou deux pour revenir vers le corps en aboyant plus fort. Il devenait dingue. Tirait de toutes ses forces sur la cape qu’il avait saisie fermement entre ses crocs. Il voulait voir son maître bouger. Il grattait la tête de Greg à coups de pattes désespérées pour le voir remuer. Greg restait inerte. Et son corps s’alourdissait.

Après quelques nouveaux cercles misérables autour de l’homme affalé, le clébard abandonna. Il se mit à cavaler. Il courait comme jamais il n’avait couru. En direction de la plage. Il aperçut enfin la silhouette de la femme qu’il rejoignit en un rien de temps, aboyant les dernières forces qui lui restaient.

Elle s’était levée en le voyant arriver et alors qu’il s’apprêtait à hurler à la mort, elle s’était déjà mise en route, trottant comme elle le pouvait, dans la direction que l’homme avait suivie. Junior la précédait, l’encourageait à courir plus vite, encore plus vite. Toujours plus vite.

Greg était allongé dans la boue. Il se tenait la poitrine, le visage constellé de sueur alors qu’une nouvelle averse attaquait son corps étendu. Il respirait difficilement, en puisant l’air au fond de lui comme il aurait péniblement tiré l’eau d’un puits. Il était inquiet pour Junior. Sa main droite aux doigts crispés s’accrochait à une racine sortie de terre. Il avait les yeux ouverts et l’oreille tendue vers autre chose que le cri des mouettes. L’aboiement familier d’un bâtard de dix ans aux oreilles tombantes. Puis il sentit une boule de poils sur lui et le chien qui lui léchait le visage.

Une voix douce de femme ne cessait de lui répéter de respirer calmement. Les secours allaient arriver.

 

(Photo de George Desipris provenant de Pexel)

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