Lettres d’Arthur Ganate à Ferdinand Bardamu et réciproquement, personnages du roman de LF Céline, Voyage au bout de la nuit
Cher Ferdinand,
Je t’écris parce que, il faut que je te le dise tout de suite, je suis inquiet par rapport à ce qui s’est passé hier place Clichy. Tu te souviens sûrement de comment ça a débuté. On discutait tous les deux de tout et de rien, de la race française qui selon toi n’existe pas, de la guerre et là tu tenais des discours antimilitaristes, Ferdinand, alors que moi je te disais que j’étais prêt à donner mon sang pour la patrie. Jusque là ça va c’est normal, on se dispute gentiment comme d’habitude mais après ça m’échappe : On est attablés dans un café devant un Picon et voilà t y pas que passe un régiment avec un colonel « gentil et richement gaillard » comme tu dis, bien juché sur son cheval, tu ajoutes, et on se marre mais d’un coup, toi, l’anarchiste, tu te précipites à la queue de ce défilé. C’est parti mon kiki ! Et quand je te demande d’arrêter de déconner et de revenir t’asseoir tu me traites de navet et tu persistes dans ta foutue folie patriotique! Non là Ferdinand il faut que tu m’expliques quelle mouche à merde t’a piqué ?
Après, je t’ai perdu de vue ; j’allais pas te courir après au risque de me faire enrôler ! Alors je t’envoie cette lettre pour avoir des nouvelles. Dis moi où tu es et où tu en es Ferdinand et pourquoi tu as fait ça …
Je t’embrasse
Arthur
Réponse de Ferdinand
Cher Arthur,
On vient de me faire passer ta lettre et elle est couverte de boue. Elle a du se balader dans ce cloaque pastoral où je me trouve mais sache que pour moi elle est immaculée. Je peux pas te dire ce qu’elle me fait, ta lettre. Elle me donne de l’émotion, on va dire. Je pleure, un peu Ganate. Sur moi, sur nous, tu m’excuseras.
Je me défile pas cette fois ! Je réponds à tes interrogations. Je sais pas quoi te dire : ça m’a pris tout d’un coup Place Clichy, quelque chose d’irrépressible. J’ai vu ce guignol de colonel avec cette fanfare et j’ai eu envie moi aussi de faire le fanfaron de donner dans l’héroï-comique, comme on dit dans les livres, et surtout je voulais t’épater Ganate, te montrer que moi je tenais pas de grands discours sur la patrie mais que j’avais des couilles.
Tu sais aussi que j’ai eu un chagrin d’amour qui fait que je n’avais pas trop la tête solide. Oui, je sais, je tenais des discours cyniques sur l’amour en te disant que c’était « l’infini à la portée des caniches » mais je n’en pensais pas moins. Tu te souviens de cette petite tonkinoise que je fréquentais assidûment au bordel de madame H. J’ai appris par la tenancière qu’elle était partie avec un américain riche à millions. Alors le chagrin m’a fait perdre l’esprit, Arthur, et j’ai suivi le mouvement du troupeau, oui j’étais atteint de troupisme si tu veux! Quand je les ai repris, mes esprits, c’était trop tard on était enfermés, encadrés, encasernés, prisonniers, mes esprits et moi. Je sais que je suis trop con, Arthur, mais c’est trop tard pour m’en apercevoir.
Alors tu veux des nouvelles ? Je t’en donne, je macère dans une espèce de terre fangeuse, près des Flandres. La campagne, tu sais ce que j’en pense, je l’aime pas la campagne, je peux même pas la sentir, c’est boue et compagnie, il ne se passe rien et ça pue, mais quand c’est la guerre c’est pire, ça pue la mort. Le colonel, oui le clown, il l’a pas vue venir la mort, il s’est fait allumer bien comme il faut. Un éclat d’obus dans le bide. Il a méchamment grimacé, je peux te le dire quand il l’a reçu, l’éclat et alors il faisait un peu moins le beau, mon colon. Bien fait pour sa gueule!
Voilà, ça fait un mois et j’en peux plus de cette boucherie. Je déprime là et je peux pas me tirer. Les quelques malheureux qui ont essayé, ils se sont fait trouer la panse, et moi, je me sens pas, je suis trop jeune pour mourir, Ganate. Alors j’essaie de raser les murs, quand il y en a, en espérant que ça va s’arrêter un jour cette saloperie, comme dans un mauvais rêve, qu’on va retourner chacun chez soi, se retrouver tous les deux, Arthur, et siroter ensemble un quinquina des familles mais non ça continue, tu vois, je suis de corvée de bidoche. La boucherie, je te dis.
Planque toi, ne fais pas les mêmes conneries que moi.
Je t’embrasse
Ton ami, Ferdinand
Réponse d’Arthur Ganate
Mon cher Ferdinand,
Ta lettre m’a fait chialer. Te connaissant, je peux pas t’imaginer dans cette tragédie surtout que, apparemment, ça ne va pas s’arrêter de si tôt. Les gradés, ils ont la rage mais ne déserte pas, tu as raison, c’est trop risqué.
Je vois pas ce que je peux faire. N’ayant pas, tu t’en doutes, de relations chez les militaires, il ne reste qu’une solution : m’adresser à Louis Ferdinand Destouches pour qu’il arrête cette histoire. Ça va pas être simple mais je vais tenter le coup. Il se souviendra peut être que vous avez le même patronyme, ça peut jouer. Je vais lui dire à cet écrivain qu’il en aura d’autres des histoires à raconter, avec le talent qu’il a, et qu’il peut l’abandonner celle là même si c’est de la graine de chef d’oeuvre. De toutes façons je sais qu’il aura pas le prix Goncourt! Alors je me sens de lui dire, Céline on arrête là tu veux ?
Je te tiens au courant, Ferdinand et je t’embrasse.
Ton ami
Arthur
Correspondance savoureuse et métaleptique à souhait. On reconnaît là, l’oralité si caractéristique de Céline. Un vrai petit régal!
CB
Bravo pour ce pastiche épistolaire virtuose ! On retrouve avec jubilation l’inventivité langagière de Céline (la mort du colonel est délicieusement burlesque). Agrémenter la dernière lettre d’un coup de théâtre métaleptique est une belle trouvaille !
merci pour ces bienveillants messages
Une autre face de Bardamu, facette possible et probable…Ce Bardamu est peut-être moins cynique que l’autre, enrôlé par dépit amoureux, et quasi fier de l’être, il en est plus touchant…
Quant à son copain, idem, il a du sentiment, et s’il n’a pas le courage de se battre, du moins a-t-il celui de se plaindre à Saint-Céline, sinon au bon Dieu, qui a pris un coup dans l’aile.
A suivre, ces liaisons pas dangereuses…
Oui j’espère qu’on a envie de les suivre ces personnages s’ils sont touchants et je me demande ce que va faire Céline, s’il n’est pas encore hanté par ses démons, de la demande de Ganate…
Superbe pastiche, on s’y croirait ! Tout y est, la langue, le cynisme, le désespoir…
Quant à la métalepse de la dernière lettre, elle est juste somptueuse. Je rebondis d’ailleurs sur ta dernière réponse : quid de la demande de Ganate ? J’attends la suite avec impatience.
Bravo et merci pour ce petit bijou d’inventive fidélité !
Merci Barbara pour ces remarques qui évidemment me font plaisir. Pour ton rebond, je pense en effet qu’on pourrait attendre une réponse de Céline himself. Va t il le faire? Je ne sais. Peut être quelqu’un pourrait il me précéder en lui donnant la parole. J’en serais ravi.
Mon Cher André,
Cet échange épistolaire m’a ravie. Te connaissant, je t’imaginais tout à la rédaction de la suite et je pensais que ça n’allait pas s’arrêter de si tôt. Surtout que tu nous avais annoncé des prolongations.
Bien sûr, je ne t’ai pas encore adressé de commentaires, mais vois-tu, je me suis mise en quête de quelques trimestres pour demander ma retraite car j’ai envie de passer à autre chose. Alors, après tous ces retours, cette sollicitation de Barbara, je m’inquiète. Je me dis que de nos jours, nous ne manquons pas de comiques, mais comme ils restent au chaud, sur les écrans de télévision, et que tu n’as pas vraiment une âme d’anarchiste, je m’interroge. Je ne crois pas non plus que les Tonkinoises soient de retour, sous nos latitudes.
Vois-tu, je me fais la porte-parole des groupes d’animateurs auxquels tu as donné le virus de la lettre et je viens te dire que ce n’est pas cool de nous abandonner là. Bon, nous le savons les lettres n’ont jamais eu le Goncourt ! Mais tout de même.
Alors, dis nous où tu es André et pourquoi tu fais ça …
Je t’embrasse.
Dominique
P.S. à la relecture, de sitôt c’est mieux ; j’ai du mal en ce moment, perdue entre l’orthographe, la correction, la ponctuation…Vivement 2021
Pourquoi je fais ça, chère Dominique ? Peut être tout simplement pour le plaisir de la lettre. Je réponds favorablement à ta demande (pas d’abandon!) mais je change de décor dans ma prochaine lettre, ce sera celui des films de Lubitsch. A suivre donc…
Merci de m’avoir fait replongée dans l’incipit de Voyage…On pourrait oraliser ces lettres pour mettre à l’épreuve du « gueuloir célinien » ces pastiches de haute volée ?